Ces douze années permettent à Steve McQueen de recomposer un récit de Création biblique qui pense les étapes du périple de Solomon Northup tel un parcours christique, la construction d’un martyr noir apte à incarner le corps outragé et la mémoire meurtrie des esclaves. Pour ce faire, il aborde la première plantation comme un faux Paradis terrestre, un microcosme au sein duquel notre personnage principal s’épanouit, obtient un violon et la reconnaissance de son maître avec qui il noue une relation professionnelle et amicale. Soudain, parce qu’il ferme les yeux délibérément sur les sévices, refuse la compassion des larmes d’une mère privée de ses deux enfants, parce qu’il trouve supportable une condition qui ne devrait jamais l’être, la situation bascule de façon brutale : suite à une rixe, le voilà pendu, accroché à la vie par une épaisse corde durant de longues heures – quelques minutes à l’écran –, donné en spectacle à un univers qui l’intègre comme faisant partie de son paysage. La photographie du film sublime ces plans et prononce une fois pour toutes le divorce entre les apparences et la réalité, l’esthétique et la morale. Le Beau est un berceau offert au Laid. Le Jardin des délices mute aussitôt en Jardin des supplices, prolongé par la seconde plantation dans laquelle doit travailler Solomon ; nul hasard, par conséquent, si son nouveau maître l’accueille avec la Bible, reflet de ses propres obsessions et névroses. Le romancier James Baldwin le reconnaît explicitement dans The Fire Next Time : « J’étais conscient que la Bible avait été écrite par des Blancs. Je savais que selon de nombreux Blancs j’étais un descendant de Cham qui avait été maudit et que j’étais donc prédestiné à être esclave » (La Prochaine fois, le feu, folio, 2018, p. 58). Il affirmera plus loin que le racisme tient aux fictions que substituent les Blancs à la réalité, « victimes un peu dérangées de leur propre lavage de cerveau » (p. 132). La névrose, dans 12 Years a slave, est celle du couple principal : un mari alcoolique et violent, une femme jalouse et violente ; leur stérilité affective influence leurs plantations de coton, dévorées par les chenilles à la manière d’un « châtiment, comme les plaies d’Égypte », affirme Edwin Epps. Steve McQueen se saisit de la névrose comme un prisme à travers lequel révéler l’esclavage, une thématique qui parcourt d’ailleurs l’entièreté de son cinéma. Il recompose un récit de Création en démasquant et en détruisant l’hypocrisie des Écritures, un récit qui ne s’écrit plus sur du papier – la lettre est écrite avec difficulté puis brûlée, ne pouvant être envoyée – mais dans la peau des esclaves, à chaque claquement de fouet ; il est porté par un thème musical chaleureux, plein d’espoir et délicat qui se heurte à l’âpreté environnante et détonne dans la carrière du grand Hans Zimmer. Une œuvre somptueuse et douloureuse.