S’il met une nouvelle fois en scène un loser, figure ô combien récurrente de leur cinéma, le dernier long-métrage des frères Coen, qui a remporté le Grand Prix du jury à Cannes, semble répondre à de nouvelles ambitions, en quittant le registre du pur divertissement mêlant virtuosité et humour décalé pour gagner en profondeur et en authenticité. Autrement dit, aussi réussis étaient jusqu’à présent les films des réalisateurs de Fargo, leurs héros, de l’auteur Barton Fink au professeur Larry Gopnik, nous paraissaient toujours exagérés, ‘bigger than life’, accumulant à dessein, dans une veine tantôt comique tantôt dramatique, les coups du sort et les expériences cocasses dans une accumulation scénaristique, un crescendo savamment entretenu, prompt à susciter l’adhésion et le plaisir, fût-il primaire, du spectateur. Un vrai sens de la mise en scène, une direction irréprochable d’acteurs fidèles et complices, une capacité à mener un récit : sans conteste Joel et Ethan Coen savent réunir et cuisiner les ingrédients pour mijoter le meilleur des plats, aussi bien subtil au palais que roboratif à l’estomac. Tout le monde y trouvait au final son compte.
Avec Inside Llewyn Davis, on renoue bien sûr avec les codes habituels et balisés du cinéma des Coen. Néanmoins, ils jouent cette fois la partition de façon plus modeste, moins clinquante, plus sombre et moins légère. D’un point de vue narratif, c’est effectivement réduit à la portion congrue : Llewyn Davis, musicien de folk au début des années 60, dont le partenaire s’est jeté du pont George Washington, court le cachet, squatte les canapés de ses amis, laisse échapper le chat de l’un d’eux, fait une excursion à Chicago puis revient à New York. Rien de bien exaltant, et dans un premier temps, s’il n’y avait cette diversion féline, on ne serait pas loin de trouver le film fade et inconsistant à l’aune de son héros, velléitaire, se laissant porter par le courant. Il faut en arriver à une invitation à partager une moussaka chez les parents du camarade suicidé pour mieux comprendre les blessures de l’artiste incompris à l’époque des balbutiements du courant folk, englué dans une spirale d’échecs qui le fait stagner et végéter. Le meilleur est encore à venir : le déplacement en compagnie d’un duo de musiciens à Chicago installe le film dans une atmosphère plus étrange où s’installe une sourde et tenace tristesse. On ressent plus que jamais les températures hivernales et le froid polaire dans des tonalités de plus en plus grises et glauques. La neige qui était davantage un décor ludique et irréel dans Fargo devient ici la météo ad hoc, celle d’une dépression insidieuse et persistante.
Le grand mérite de Inside Llewyn Davis est justement de ne rien résoudre, semant le trouble dès la séquence d’ouverture qui pourrait être aussi bien celle de clôture, attestant du succès d’estime, mais réel, du musicien devant un public particulièrement silencieux et attentif. L’instant de grâce, heure de gloire éphémère dont nul ne sait si elle demeurera unique ou connaitra des reproductions, constitue une pause dans l’existence sens dessus dessous de Llewyn Davis. C’est donc bien un sentiment de mélancolie, sinon de morosité, qui envahit progressivement le spectateur dans ce film crépusculaire autour d’un antihéros, moins hâbleur et bravache que d’habitude, encaissant avec stoïcisme les coups sans jamais tomber. Sympathique, mais aussi attachant et juste en épousant le parti pris des vaincus. En gagnant en épure et en laissant tomber la maestria efficace, les frères Coen acquièrent du coup en élégance et puissance et signent ainsi un de leurs meilleurs opus, comme touchant à la maturité.