La louse, c'est comme une drogue. Quand on y a goûté, on n'a plus envie de s'arrêter. Llewyn Davis est un professionnel et quand il s'engage sur la pente glissante qui mène tout droit au caniveau poisseux d'une ruelle sombre, il le fait avec la délectation du connaisseur. Quelle indicible sensation de liberté quand, les pieds pataugeant dans la neige avec la vigueur d'un saumon surgelé, avec pour seul bagage ses hardes déchirées comme l'âme d'un condamné, il fonce vers le prochain rendez-vous raté d'avance qui débouchera, à tout coup, sur un vide aussi grisant qu'un saut de l'ange dans un lac gelé ! Dieu qu'il est bon de sentir sa vulnérabilité face à l'impitoyable âpreté du monde et se réjouir ainsi d'être en vie, malheureux, rejeté, honni, haï, banni, incompris et sans espoir certes, mais tellement unique, pur, absolu, auréolé de souffrance volontaire comme un martyr au sommet de sa carrière !
On ne s'improvise pas loser d'un jour à l'autre. C'est le fruit d'une démarche ardue, réclamant ténacité, abnégation et talent. Nombreux sont ceux qui abandonnèrent en cours de route et devinrent, faute d'endurance, star de la pop, président de la république ou présentateur télé.
Llewyn Davis est d'une autre trempe et relève le défi quotidien de l'échec en rafale avec une ardeur et une constance qui relève du sacerdoce. Gonflé à bloc par l'énergie d'un désespoir savamment entretenu, il se jette chaque matin dans cette incroyable aventure du ratage intégral dont surgira, si Dieu existe et a encore l'humour dont il faisait preuve quand l'inquisition allumait des feux de joie aux pieds des infidèles, le chef d’œuvre suprême qui résumera sa vie en trois accords mineurs et quelques rimes torturées.
Sa méthode est simple mais rigoureuse. Tout d'abord s'associer à d'autres losers et les aider à réussir à son détriment afin d'éliminer la concurrence. Puis varier les couchages pour éviter l'embourgeoisement en alternant canapés miteux, tapis crasseux et banquettes de voitures défoncées. L'austérité du programme ferait frémir un anachorète en pleine extase mais c'est le prix à payer pour atteindre à la vie d'artiste, la vraie, la grande, la seule digne d'être sublimée d'une voix nasillarde portée par des arpèges grinçants avec l'impudeur larmoyante des mystiques méconnus.
« Même Bob Dylan et son aura de pelle à poussière y est arrivé, alors pourquoi pas lui ? » se dit-on en regardant Llewyn Davis grimacer ses émotions devant un public ronronnant de plaisir à l'écoute de ses ballades masochistes de vagabond exalté par une souffrance à la mode. Pourquoi pas en effet ? D'abord parce que lorsqu'il croisera le jeune Boby, il ne reconnaîtra ni son talent, ni son harmonica, ni sa coupe de cheveux, ce qui en dit long sur sa lucidité artistique. Ensuite parce que ça ne flatterait pas le goût des aficionados des frères Cohen pour le sadisme raffiné dont ils se sont fait les chantres quasi exclusifs. A Hollywood, quand on tient une veine, on l'exploite. C'est une une question de respect de son public. On n’est pas chez Disney, non plus ! [...]
La suite de ces élucubrations sur mon blog ad-absurdum et sur Oyoboo !