Il semblerait que les studios hollywoodiens, du haut de leur infini sagesse, ne programment pas leurs sorties au hasard des dates. Le dernier opus des frères Coen nous arrive ainsi sur les écrans alors même qu’un temps de chien s’abat sur notre pauvre pays : ça tombe bien, Inside Llewyn Davis est un vrai film sur l’hiver. N’allez donc pas vous réfugier dans une petite salle de cinéma bien chauffée, le froid vous rattrapera.
Il y a au moins deux cinémas chez les frères Coen*. Le premier d’entre eux est à la fois plutôt léger, cocasse et intelligent et a fait d’eux une marque déposée avec The Big Lebowski ou O’Brother. Le second est tout aussi intelligent, parfois cocasse mais bien moins léger. On n’ose pas prononcer le mot « noir », parce que c’est les frères Coen quand même, mais on ne peut s’empêcher d’y penser.
Inside Llewyn Davis appartient sans aucun doute à cette seconde catégorie. Difficile d’ailleurs de ne pas voir ses liens avec A Serious Man, passé largement inaperçu en 2009, justement parce qu’il n’entrait pas assez dans les canons ayant fait le succès commercial de la fratrie. Si tout semble opposer ses personnages principaux (A Serious Man décrivait un Mr. Tout le Monde enfermé dans sa vie de mari et citoyen idéal dans sa banlieue morose), Llewyn Davis ressemble en réalité furieusement à sa supposée antithèse parce qu’il est lui aussi un homme très sérieux, sans doute trop, incapable de s’extraire de l’image qu’il se renvoie de lui-même. Rien ne glisse sur Llewyn Davis, tout l’atteint.
Inside Llewyn Davis, comme A Serious Man, est en effet bien un drame. Avec la même image aux tons glacés, les frères Coen nous montrent un homme en pleine déroute existentielle, galérant tel Sisyphe pour joindre les deux bouts de sa vie et vivant dans le souvenir obsédant d’un compagnon disparu, dont l’absence hante subtilement le récit. Si ce fantôme s’impose comme un élément invisible de la dramaturgie affichée à l’écran, un autre personnage est omniprésent : le froid.
Le froid est en effet partout autour de Llewyn. Froid dans la photographie des Frères Coen, glacée et glaçante, nous renvoyant l’image d’un monde sous anesthésie, sourd à toute supplication. Froid dans les relations entre les personnages, recroquevillés dans la méfiance et le soupçon par peur d’être blessés. Froid dans la place donnée aux personnages secondaires, abandonnés sur le bas-côté dès que Llewyn doit reprendre la route et le récit son cours, parfois même littéralement. Froid simplement climatique enfin, les frères Coen déployant l’intrigue dans une atmosphère de blizzard et de gel permanent, menaçant leur héros dépourvu de toit ou manteau pour passer l’hiver.
Certes l’humour n’a pas disparu de ce cinéma, mais il se situe de plus en plus du côté de l’ironie mordante, d’un humour qui n’est plus là pour apaiser mais pour tenter d’exorciser, en vain. La dernière cigarette du condamné en quelque sorte. L’esprit n’a donc pas disparu, et Inside Llewyn Davis reste d’ailleurs parsemé de moments parfois opaques, pêché mignon de réalisateurs qui oublient parfois que les spectateurs n’ont pas la chance d’être dans leurs cerveaux, un privilège qui serait sans doute utile pour vraiment profiter d’une scène de fin filant un peu trop la métaphore. Mais rien de nouveau sous le soleil, Joel et Ethan aiment le mystère et sont prêts à en payer le prix.
Je n’ai pas du tout parlé de musique pour l’instant, ce qui est étrange j’en conviens. En même temps je n’ai pas grand-chose à dire d’intéressant là-dessus. La musique est bien voilà. Le clin d’œil final à un célèbre artiste folk, dont je tairais le nom uniquement pour faire le malin et pas du tout pour respecter les personnes ne voulant pas qu’on leur dévoile la fin, aussi. Bon allez, la musique est vraiment bien et les performances d’Oscar Isaac, Carey Mulligan et Justin Timberlake plus qu’honorables (en même temps, c’est quand même son métier au dernier nommé). En plus vous aurez le droit à une reprise de « J’entends siffler le train » de Richard Anthony … ah apparemment on me dit que ça serait plutôt Richard qui aurait pompé, certes.
Garrett Hedlund, qui a apparemment tourné avec les mêmes fringues et clopes roulées que pour Sur la route, a pour sa part moins de lignes de dialogue que le chat roux que trimbale Llewyn pendant deux heures, vraie révélation du film. Les frères Coen dirigent donc très bien les animaux mais ne se sentent pas obligés d’accorder 30 minutes minimum de présence à l’écran à tout acteur ayant un nom qui claque sur l’affiche. C’est une qualité dont pourraient s’inspirer pas mal de leurs contemporains et je ne pense à personne en particulier mais à beaucoup en général.