Historiquement, c’est toujours naviguer sur le fil du rasoir que de faire un film qui se déroule en Allemagne dans les années 30 ou 40. Il y a bien sur la reconstitution à soigner sur les décors, les costumes, les accessoires mais cela est aujourd’hui parfaitement maîtrisé et sur ce point, il n’y a rien à redire. Ce qui est en revanche difficile à rendre avec acuité, c’est l’atmosphère. Une atmosphère assez difficile à se figurer aujourd’hui, un mélange d’hystérie idéologique et de peur, un subtil équilibre entre l’indifférence et la lâcheté des uns et des autres. Très vite, on prend le risque d’en faire trop ou pas assez, de caricaturer ou de simplifier. De ce point de vue, le film de Vincent Perez est assez pertinent car finalement très équilibré, crédible (d’autant plus qu’il a adapté une histoire vraie qu’il a sans doute peu romancé). Cette drôle d’ambiance délétère, où la peur emprisonne la pensée (la peur des SS, la peur des dénonciations, la peur d’être envoyé au front ou en KZ), annihile le courage, où la force brutale méprise la pensée et l’érudition, cette ambiance est rendue avec une certaine efficacité par un scénario qui pends bien soin de traiter la question sans facilité, sans voyeurisme, sans effets de manche. C’est parce qu’ils ont perdu leur fils unique sur le front que Otto et Anna s’affranchissent de la peur, ils n’ont plus rien à perdre puisque c’est déjà fait, et puisqu’ils n’ont plus peur alors ils trouvent le courage d’agir. Pas grand-chose n’est évoqué sur le passé de cette famille avant le jour où tout bascule, lui semble respectueux des lois quelles qu’elles soient, elle milite dans une ligue nazie, ils semblent être des nazis de circonstances, sans idéologie très ancrée, comme tant d’autres à cette époque. Ils n’ont sans doute rien dit quand c’étaient les fils des autres qui mourraient ou disparaissaient : les communistes, les juifs, les malades mentaux, les tziganes, peut-être même qu’ils ne s’en offusquaient pas réellement. Mais le jour où leur fils à eux disparait, subitement, ils deviennent antinazis. On peut légitimement en être surpris, voire un peu circonspects mais je crains que tout cela soit au contraire fort crédible. La nature humaine étant ce qu’elle est, en 1940 comme aujourd’hui, il faut souvent être touchée dans sa chair pour ouvrir les yeux sur l’injuste, l’intolérable, l’inacceptable. Otto, incarné de manière très sobre, très digne, par l’acteur Brendan Gleeson et Anna, à qui Emma Thomson donne toute sa sensibilité, résistent à leur manière. Elle peut faire sourire, comme si quelques cartes suffisaient à faire réfléchir, comme si les mots avaient plus de poids que l’idéologie, la peur ou l’aveuglement. C’est un grain de sable dans l’engrenage, avec un résultat proche de zéro, au fons d’eux ils le savent. Mais écrire ces cartes est devenu leur raison de vivre, puisqu’il leur en faut bien une maintenant que leur unique enfant n’est plus.
Ils sont à la merci d’une erreur et leur destin semble scellé d’avance, ils le savent, nous dans la salle nous le savons aussi mais cela n’a aucune importance.
Ici, pas d’humour malvenu, pas de suspens déplacé, pas de scènes pathos. Vincent Perez, qu’on a plus l’habitude de voire devant une caméra que derrière, réussit un film soigné. Il nous offre de jolis plans, des travellings réussis, il soigne ses transitions. Au final, on ne trouve pas de scènes superflues, pas de scories (avec l’histoire de Mme Rosenthal au début, on pouvait craindre que le film ne s’éparpille mais cela n’arrive heureusement pas). On peut juste lui reprocher d’avoir une fin qui tire un peu en longueur, qui aurait peut-être mérité d’être plus ramassée, plus tendue. Hormis les deux grands acteurs qui campent les époux Quangel (et je souligne que ce n’est pas souvent qu’on a la bonne idée d’offrir à Brendan Gleeson un premier rôle de ce calibre, lui qui a si souvent été relégué au rang de faire valoir !), on note la performance subtile de Daniel Brühl, dans un rôle de loin le plus difficile de tous. Cet acteur que l’on connait bien à présent en France a l’occasion avec « Seul dans Berlin » de camper un policier qui n’a pas manqué de me faire penser à Bernie Gunther, le policier de l’écrivain Phillip Kerr. Escherich, dans le long métrage de Vincent Perez, c’est un Bernie Gunther sans l’humour, avec une face noire plus aboutie, dont on a du mal à cerner s’il est nazi d’abord ou flic d’abord. Il incarne toute la complexité de la police dans une société dictatoriale, de son positionnement, de la façon dont elle doit gérer ses états d’âmes. Il y aurait presque un film entier à faire sur cette question et Daniel Brühl est très juste dans ce rôle plein d’ambivalence. Vincent Perez a soigné son casting, il a soigné sa réalisation, il a tenu à livrer un scénario sérieux sur une sujet délicate, et il nous offre au final un film réussi et subtil. Il sera peut-être trop subtil pour certains, trop peu rythmé pour d’autres ou trop long sur la fin. On pourrait lui objecter (et c’est recevable) que, pour traiter de la résistance allemande au nazisme, il aurait pu faire honneur à des résistants plus flamboyants et efficaces, certes… Mais moi, des gens qui choisissent les mots et l’écriture comme forme de résistance, ça ne pouvait que me toucher.