Prud'Hommes est le second long-métrage de Stephane Goël pour le cinéma après Qué Viva Mauricio Demierre, un portrait du coopérant suisse Maurice Demierre, assasiné au Nicaragua en 1986, pendant la révolution sandaniste. Le réalisateur helvétique a aussi réalisé de nombreux documentaires pour la télévision dont Le Crépuscule des celtes et Campagne perdue.
Avec Prud'Hommes, Stephane Goël a souhaité "faire un film accessible au plus grand nombre sans être pamphlétaire."
Le travail étant une des préoccupations majeures de la population mondiale, il semblait évident pour Stephane Goël de réaliser un documentaire sur le sujet : "Le monde du travail est en crise. Pas uniquement à cause de la situation économique, mais dans son identité même. Flexibilité, mobilité, adaptabilité, incertitude face à l’avenir et à l’âge de la retraite, emplois précaires, chômage, harcèlement, etc. Le travail devient aujourd’hui toujours plus instable et plus complexe. La crise économique actuelle a encore augmenté ce phénomène de précarisation et place le travail largement en tête des préoccupations. C’est souvent par lui que l’on définit notre rôle social, notre appartenance à un groupe plutôt qu’à un autre ; le travail est l’unité de mesure par excellence de notre place dans la société. Pour toutes ces raisons, il m’a semblé primordial de consacrer un film à cette réalité du monde du travail que sont les conflits qui opposent employeurs et employés ; ce serait une sorte de chronique guerrière au pays de la paix du travail !"
Pour son documentaire, Stephane Goël a choisi un cadre méconnu et hautement symbolique : "C’est naturellement qu’est venue l’idée du Tribunal des Prud’hommes. C’est le lieu de la confrontation directe entre travailleurs et patrons, lieu où s’expriment les colères et frustrations, mais où se négocient également les sorties de conflits. C’est aussi un lieu de phantasme, un exutoire où les travailleurs pensent que leur frustration sera entendue. “Je vais aller aux Prud’hommes !” est une phrase que l’on entend souvent, une menace parfois mise à exécution avec précipitation et une certaine méconnaissance du fonctionnement de l’institution." Environ 800 cas sont traités chaque année au tribunal de Lausanne.
Filmer dans un tribunal s'est avéré très compliqué pour l'équipe du film. Stephane Goël raconte : "C'est un véritable parcours du combattant pour obtenir les autorisations de filmer des audiences prud’homales, même si celles-ci sont par ailleurs ouvertes au public. Ma première tentative d’obtenir une autorisation date de 2002. J’ai essuyé un certain nombre de refus, mais l’idée ne m’a pourtant jamais quittée. Après le crash boursier de septembre 2008 et la crise économique annoncée, je me suis dit qu’il fallait absolument tenter à nouveau de mettre ce projet en chantier. Après avoir repris contact avec la Cour administrative du Tribunal cantonal vaudois, je me suis rendu compte qu’un changement culturel important avait eu lieu dans le monde très fermé de la justice en l’espace de ces quelques années. L’organisation judiciaire vaudoise a récemment engagé une chargée de communication. Et comme la Cour des Prud’hommes joue un rôle social important, que c’est une Cour devant laquelle chaque travailleur peut être amené à comparaître un jour, la présidente du Tribunal cantonal a bien voulu nous accorder une autorisation exceptionnelle."
Prud'Hommes s'articule autour de nombreuses histoires, ce qui a rendu le tournage du film d'autant plus compliqué. "Une autre grande difficulté du projet – ce qui faisait aussi tout son intérêt ! – tient dans le récit cinématographique, c’est-à-dire tenter de créer un récit avec une multitude de petites histoires. La structure de Prud'Hommesest en fait davantage liée aux histoires qu’en un partage en actes. Grosso modo, deux affaires servent de fil rouge (celle du jeune garagiste et celle du monsieur qui dit avoir dénoncé les vols dans la caisse) et donnent une certaine cohérence, voire un suspense. Entre temps, des histoires s’interrompent, sans qu’elles soient résolues (histoires prises au vol à un moment donné pour créer de l’attention ou de petits suspenses). Nous avons laissé volontairement planer le mystère", confie le réalisateur.
Les protagonistes de Prud'Hommes ont tous donné leur accord pour apparaître dans le film. Stephane Goël raconte le processus : "Une des difficultés était d’obtenir l’accord des parties “civiles”. L’Ordre judiciaire – dont dépendait l’autorisation pour tourner en audience – ne nous avait pas donné accès aux dossiers judiciaires. Ce qui fait que nous ne savions pas quelle audience aurait lieu à tel ou tel moment, ni de quoi elle traiterait, ni quand aurait lieu la prochaine audience de la même affaire. Il a donc fallu rencontrer sur place les gens, créer un lien, un petit rapport de confiance entre notre équipe et les différents intervenants : regarder les gens dans les yeux, sortir de la posture de voyeur ou du chasseur de scoops et les assurer que ce n’était pas nous qui allions juger leur affaire. Enfin, au contraire de ce qu’on croit généralement, nous avons toujours bien affirmé notre présence au milieu des intervenants, de manière à ce que les gens ne puissent pas nous oublier ; nous ne nous sommes jamais comportés comme une caméra cachée l’aurait fait. Une autre donnée jouait en notre faveur : les gens qui se rendent aux Prud’hommes sont tous persuadés de leur bon droit, tant les patrons que les employés. Alors, à un moment donné, pleins de confiance, soit ils nous oublient, soit ils nous prennent à témoin. On peut dire que la seule confrontation de deux visions de la réalité dissipe la question du voyeurisme ; seul compte l’enjeu éthique. "
Pour un total de 85 minutes de film, l'équipe du film a tourné environ 120 heures d'images. Un procédé obligatoire, si l'on en croit Stephane Goël : "Une même audience au tribunal peut durer trois heures. La difficulté qu’a connue la monteuse est surtout due à ce que la majorité des séquences sont les séquences de parole et que des répliques sont moins aisées à monter que des images. Nous avons aussi filmé beaucoup d’autres scènes (par exemple, des manifestations pour illustrer la révolte sociale), mais nous ne les avons pas gardées, car ce qui nous importait était le rapport intime, celui de la parole individuelle, non la voix collective. Enfin, j’ai éliminé des scènes de jour car je voulais rester dans cette atmosphère particulière qu’est le soir, moment où ont lieu les audiences aux Prud’hommes."
Prud'Hommes s'inscrit dans la lignée des documentaires de Raymond Depardon comme 10e chambre, instants d'audience. Une influence assumée par Stephane Goël : "Il est vrai qu’on ne peut pas s’inscrire dans une rupture avec le genre du documentaire de justice. En effet, il n’y a pas tant de manières que cela de filmer une audience. Il faut tenir compte des contraintes de l’Ordre judiciaire : être discret. C’est-à-dire n’utiliser que deux caméras, qui ne peuvent pas bouger, utiliser des micros fixes (pas de perche-son), réduire notre présence au minimum (équipe de tournage limitée à trois personnes), et ne pas user de lumière artificielle. Par conséquent, une manière de filmer les audiences nous est imposée formellement. Le résultat en est une plus grande austérité des plans et une alternance obligatoire des champs-contre-champs. Seules les autres scènes aménagées entre ces plans permettent d’être plus souples."
Même si Prud'Hommes ne contient ni voix-off, ni commentaires, Stephane Goël réfute l'idée selon laquelle son film ne posséderait pas de point de vue : "Dans mon film, il s’agit davantage d’une absence d’explication que d’une absence de point de vue. Parce qu’il y a tout de même le cinéma et ses outils (montage, récit cinématographique, place de la caméra dans une certaine mesure, ajout de scènes…), qui sont des traces d’une subjectivité. J’ai souhaité construire mon film, en évitant d’imposer au spectateur une seule manière de voir et de comprendre les séquences. Je voulais le laisser libre. Ensuite, pour affirmer notre point de vue et bien montrer la souffrance au travail, notre caméra a dû sortir de ce huis clos qu’est le tribunal, où les patrons accusés d’abus ne nous ont pas permis de les filmer (un des patrons en audience est filmé uniquement de dos ; c’était une de ses conditions). Les rencontres dans les bureaux syndicaux font mention de situations plus graves, de cas plus lourds que ceux qui sont débattus aux Prud’hommes, et c’est aussi là-dessus que nous voulions mettre un peu l’accent."
La fin du film permet aux spectateurs de se poser différentes questions sans forcément apporter de réponses, comme l'explique Stephane Goël : spoiler: "Le film se termine sur le juge, qui insiste pour trouver un accord. Il s’agit bien sûr de laisser au spectateur estimer le prix de la douleur. Toute cette frustration va se résumer à une négociation finale, qui n’a rien des marchands de tapis. Le film s’achève avec cette question : comment chiffrer toute cette frustration ? Combien coûte une demande de reconnaissance ? Finir là-dessus c’était questionner la justice en tant que lieu thérapeutique et se demander si ce conflit n’aurait pas été plus facile à résoudre autour d’un café. "