Après l'accroc qu'avait été Canine, que je n'avais pas du tout réussi à m'approprier, ce second essai m'a quelque peu réconforté dans le choix que j'avais fait de découvrir la filmographie de Yorgos Lanthimos, récent auteur de l'intriguant The Lobster qui avait durant la récente quinzaine cannoise attiré la curiosité des observateurs. Je crois que cette petite embellie tient à deux faits des plus simples ; c'est que le dispositif scénaristique utilisé pour cette nouvelle parabole est débarrassé des petites incohérences qui enrayaient Canine, et aussi que Alps est beaucoup plus lisible que son aîné, sans se débarrasser de la curiosité née du traitement absurde et austère que Lanthimos réutilise presque à l'identique. S'annonçant en premier lieu comme une fable sur le deuil et la mort, sur sa présence dans nos vies, Alps aborde rapidement un virage très étonnant en préférant se concentrer sur les membres d'une secte qui remplace artificiellement des défunts auprès de leurs familles plutôt que sur les familles elles-mêmes. Et devient très intéressant dès qu'il se met à brouiller les pistes quant au caractère réel et joué des situations présentées, une contamination très souvent dérangeante s'opérant entre ces deux mondes du faux et du vrai dont elle finit par brouiller la nature, aidée par une image floue et cadrée avec raideur, comme un bloc impossible à manipuler. Alps se transforme donc en parabole sur le jeu, la comédie et ses causes vitales, en commençant par le vide intérieur qui, tel un ver solitaire, vient se nourrir de ses protagonistes à moins que ceux-ci se nourrissent (se cachent, quelque part) d'une interprétation. Mais à l'intérieur même de ces familles endeuillées la vie n'a pas plus de sens, dans ces situations absurdes où contrairement à chez Beckett, les personnages n'attendent pas la mort, mais semblent la fuir (elle et son souvenir) à grandes enjambées, si tant est qu'on puisse utiliser une telle expression pour parler d'un monde si dévitalisé. Une scène marquante révèle bien le retournement qu'opère le cinéma de Lanthimos sur la vie, comme si les hommes ne cherchaient même plus de sens à leurs actes, mais présentaient un degré de désincarnation si avancé qu'ils n'arrivaient plus qu'à singer la vie en conformant leurs actes à un "sens" absurde et arbitraire - c'est la scène du bâton, dont le changement de couleur éventuel doit décider du sort d'un personnage. Là, la folie de l'univers finit de prendre forme, avec la violence comme seule conclusion envisagée. C'est dur, mais étonnamment pas caricatural dans un film qui prépare si bien à l'âpreté de son regard par un cadre sans fioriture, rigide au point d'en devenir impérieux. Les petits bémols vont pour une certaine atonie émotionnelle, que ne peut s'éviter une démarche aussi austère et dure. Puis j'ai mis trop longtemps à comprendre pour profiter pleinement de ce film qui demeure quand même essentiellement théorique. Pourtant, je trouve Alps très encourageant, d'autant qu'il laisse, déjà en lui-même, la porte ouverte à un élargissement de l'univers de Lanthimos, par exemple grâce aux zones d'ombres qui entourent certains personnages (Mont-Blanc en tête de liste) mais surtout à une conclusion poétique qui s'impose comme une évidence, une évidence pourtant difficilement explicable. Sans doute le marqueur que dans cet univers totalement déconstruit, le simple fait de s'approcher d'une bribe d'humanité parait comme une émersion rédemptrice et libératrice. Et ce simple fait en dit long sur la cohérence de l'expérience proposée. Toujours aussi froid que Canine, mais déjà à mes yeux beaucoup moins poseur et beaucoup plus efficace.