Cuisinier espagnol, Ferran Adriá est une légende dans son domaine. Il est l'un des partisans de la cuisine moléculaire, qu'il préfère nommer "cuisine d'avant-garde". Il cherche à garder les saveurs de la cuisine traditionnelle catalane tout en expérimentant de nouvelles textures. Son restaurant, El Bulli, connaît un tel succès qu'il reçoit 2 millions de demandes de réservations par an (pour 8000 places disponibles). Distingué par trois étoiles au guide Michelin, il est désigné à cinq reprises comme le meilleur restaurant au monde par le magazine gastronomique Restaurant.
Malgré son titre, ce n'est pas le restaurant lui-même qui a intéressé le réalisateur Gereon Wetzel et la scénariste Anna Ginestí Rosell, mais "El Taller", autrement dit l'atelier de création culinaire. En effet, étrangers au fonctionnement des restaurants étoilés, les deux époux se sont dits fascinés par la division de l'année en deux semestres : un pour la création, et un pour les affaires : "Ce qui nous a intrigués, c’est le fait que son chef veuille fermer son restaurant 6 mois de l’année afin de trouver de nouvelles idées. Il s’isole du monde avec ses cuisiniers, comme des moines dans un couvent, perdant ainsi la moitié de leur chiffre d’affaire annuel pour laisser s’exprimer leur créativité. Nous avons trouvé cela à la fois bizarre et fascinant", explique la scénariste.
Ce documentaire n'est pas le premier à se concentrer sur le restaurant étoilé : de nombreux programmes de télé et autres productions plus ou moins indépendantes s'étaient en effet déjà penchés sur le phénomène. Si, à l'instar des catalogues culinaires publiés par l'équipe d'El Bulli, ces productions ont permis au cinéaste de réaliser un travail de recherche en amont, il se distingue cependant de ses prédécesseurs par son intention : c'est moins le restaurant lui-même qui a attiré son attention que les plats concoctés. Aussi décrit-il son documentaire comme la description d'un processus créatif et non comme l'étude d'un phénomène, ce que l'utilisation de plats comme fil conducteur souligne fortement. C'est précisément cette nouvelle approche qui a convaincu le chef d'accepter la présence des caméras dans ses cuisines.
Toujours en raison de cette attention portée davantage sur la préparation que sur le produit fini, l'équipe du documentaire n'a que très peu filmé aux heures d'ouverture du restaurant. La plupart des plans ont ainsi été tournés en pleine journée, le restaurant n'ouvrant ses portes que le soir : "Le cinéma ne peut pas vraiment transcrire le sens du goût, et regarder des gens manger n’est pas spécialement attrayant. C’est pourquoi nous avons essayé de réaliser l’intégralité du film en nous plaçant du point de vue des cuisines", explique le réalisateur.
Si le chef Ferran Adriá ne s'est jamais opposé à l'intrusion d'une équipe de tournage dans ses locaux, la cohabitation s'est parfois révélée compliquée, aussi bien pour les cuisiniers que pour l'équipe du film. Ainsi, outre le désordre prévisible causé par l'intrusion de caméras et micros dans une cuisine exiguë, l'utilisation d'un vocabulaire technique et de gestes propres à la langue espagnole dérouta quelque peu le cinéaste allemand, qui fit souvent appel aux compétences de sa femme et partenaire, Anna Ginestí Rosell.
Le documentaire de Gereon Wetzel apparut à sa sortie comme l'épitaphe du restaurant étoilé. Ce dernier a fermé ses portes en juillet 2011. Selon les dires de son créateur, il s'agit avant tout d'une transformation : s'il ne recevra plus de clients, "El Bulli" deviendra un centre de recherche culinaire d'ici 2014.