Le film d’Asghar Farhadi n’a pas volé ses louanges et son succès. Tout est mérité, rien n’est à déplorer. Au contraire, je crois que le petit monde cinéma peut se réjouir de voir l’Iran apporter un souffle neuf aux acquis du 7e Art.
Non content de prendre à rebours les idées préconçues que l’Occidental se fait de la cellule familiale et de la vie iranienne, Une séparation bénéficie d’un scénario haletant, intelligent, bien ficelé qui joue de « l’effet papillon ». Au départ de la séparation d’un couple (elle veut quitter l’Iran pour offrir un meilleur avenir à sa fille, lui préfère rester au pays et veiller son père souffrant d’Alzheimer), Farhadi fait se produire une suite d’évènements mineurs qui conduiront bientôt au chaos (pas celui du 21/12, mais l’autre !). Effet boule de neige oblige. Mais le grand intérêt du film est de présenter une intrigue où chacun campe sur ses positions, des positions pas totalement réfutables, ni totalement acceptables. Dès lors, il faut l’intervention d’un tiers, d’un juge. En offrant les informations progressivement, comme au compte-goutte, éclairage après éclairage, l’intrigue se resserre et laisse le spectateur seul juge. Sans jamais le prendre à partie, il laisse tout un chacun se débattre avec ses évidences. En effet, la question de la vérité et de ses conséquences est sans cesse interrogée, mais jamais de manière moralisatrice. Et déjà ça, ça relève du miracle, mais le film ne s’arrête pas là. Il montre que la vérité (intrinsèquement liée, ici, à la morale) a plusieurs visages, elle possède un réseau de ramifications qui vaut « pour soi » et pas forcément « en soi ».
Ce qui devait être, au départ, le récit d’une rupture familiale devient la « séparation » de tout un pays. Une fois la bataille judiciaire entre la famille de Nader et celle de Razieh lancée, ce sont les institutions et les inégalités sociales de la ville de Téhéran qui semblent passées au crible de la caméra. Deux mondes se font face : une famille iranienne progressiste, plutôt aisée (Madame porte des Ray-Ban et roule en Peugeot) vs. une famille défavorisée, plus encline à la religion. Mais par-delà les différences sociales, chacun à quelque chose à perdre dans ce conflit. Crescendo émotionnel, fulgurante ascension sur la barre du tensiomètre, l’œuvre ne vire jamais à la démonstration didactique lourde et bien pesante. Le choix reste tout du long totalement libre.
Aussi, Asghar Farhadi ne s’est pas contenté d’un scénario solide et d’une intrigue maitrisée, il a mis un point d’honneur à construire ses personnages, à leur donner du relief. Ainsi, grâce à un casting magistral (Leila Hatami possède un magnétisme de fou malade), tous les protagonistes sont d’une justesse désoeuvrante, au diapason. Aucun personnage n’est là pour meubler. Au-delà de l’ancrage spatial (l’Iran contemporain), le choix de représenter toutes les générations (du grand-père perdu dans sa maladie à la petite fille de Razieh qui observe le monde avec ses grands yeux innocents, en passant par l’adolescente, déchirée entre ses deux parents, qui bat sa souffrance en retraite) contribue à l’impact universel du film. Et si l’on devait garder à l’esprit une qualité du cinéma de Farhadi, ce serait, non sans raison, sa capacité à creuser ses personnages tant psychologiquement que dans les scènes et les dialogues. Ca peut sembler élémentaire, mais c’est assez rare pour être souligné.
En plaçant son film à des kilomètres à la ronde du pensum politique, le cinéaste opte, avec Une séparation, pour un film sociologique, une peinture des relations humaines et familiales, un croquis des institutions pédalant dans la semoule et une esquisse d’un Iran – finalement – pas si étranger que ça. Trouver un des personnages féminins les plus intéressants que j’ai pu voir ces derniers mois (Simin) dans un film arabe, fait office d’énorme pied-de-nez aux grincheux qui pensent encore que là-bas, ce sont « tous des barbares » et ça fait du bien par où ça passe. Le film touche droit au cœur, au carrefour des certitudes, dans l’impasse des vérités, pour marquer de son sceau l’empreinte de sa présence dans nos esprits à l’image de la scène finale, intense moment signé d’une sublime tristesse.