Très bon film d'Asghar Farhadi, qui propose, dans Une séparation, une immersion dans la vie iranienne - et plus particulièrement à Téhéran - comprise comme nexus général de lois, de traditions, de normes sociales, politiques et religieuses. Le but de Farhadi consiste non seulement à décrire ce que peut être que "vivre iranien", c'est-à-dire vivre en étant pris dans ce nexus mobile et conflictuel, mais localement et historiquement situé (cela correspondrait si l'on voulait à la vertu ostensive, monstratoire du film) ; mais aussi et peut-être même surtout à rendre compte des multiples sources et forces qui jouent à l'intérieur d'une société (ici iranienne, mais au fond peu importe : cela correspondrait si l'on voulait à la vertu explicative et universelle du film) afin d'établir - une grande partie de l'intelligence du film se trouve là - que le malheur (la tuile, le négatif, bref) n'est finalement voulu par personne en particulier. Ce malheur (négatif...), découle moins d'une intention malsaine présente à la racine même de l'action humaine (certains diraient le mal radical... en tous les cas une volonté individuelle, indéracinable de faire le mal) que des heurts et des frottements entre les normes (multiples, hétérogènes, tout ce qu'on voudra en fait) dont le "nexus" constitue le socle fragile. Alors petite attaque, quand même, au passage : Farhadi ne veut absolument pas critiquer la société iranienne pour son retard sur la voie du progrès (on trouve quand même ce genre d'ânerie indicible sur certains blogs !) : à la limite il insisterait davantage sur la force du social que sur sa faiblesse.
Parce que l'essentiel est là : montrer qu'une situation humaine s'envenime, se complexifie et se détériore jusqu'à ce qu'on pourrait appeler un bug humain (où la conclusion pourrait être un meurtre ou un suicide mais aussi bien une séparation de deux êtres qui pourtant s'aiment encore) en raison d'une part de normes sociales si ce n'est contradictoires du moins en chevauchement et en affrontement, d'autre part de hasards incontrôlables. A la limite, l'idéal vers lequel tend le film de Farhadi serait le suivant : une histoire qui se termine le plus mal possible, avec des personnages doués de la meilleure volonté qui soit (id est voulant intrinsèquement le bien). Ainsi (pour donner un peu des éléments du film, tout de même) : Simin, femme libérée et cultivée, feint (comme l'on feint dans un jeu où l'on espère secrètement de l'autre partie un certain effet, un certain résultat) une séparation avec Nader, père et fils aimant (on pourrait également ajouter sans trop de risque : mari aimant) : il s'accroche tant qu'il peut à Termeh, la fille du couple, avec qui il s'entend à merveille, et s'occupe de son vieux père souffrant d'Alzheimer à un degré pour le moins avancé. Bref première tension, autour de laquelle toutes les tensions ultérieures prendront place et sens, celle entre une femme qui souhaite vivre avec davantage de liberté et d'aventure, et un mari coincé par le handicap de son paternel dont il a la charge. Toutes les difficultés qui s'appuieront sur ce premier problème lui emprunteront son caractère de jeu, ou de mensonge calculé mais bienveillant. Le tragique d'Une séparation, c'est que ce mensonge aura les effets contraires à ceux attendus ; c'est que la fausse séparation en devient irrémédiablement une vraie.
Tensions multiples supplémentaires : Nader engage Razieh pour s'occuper de son père la journée ; Razieh n'a pas une tune, est enceinte jusqu'aux poumons, et doit s'occuper en même temps de sa mignonne petite Somayeh : elle galère physiquement, et ne sait plus bien si elle doit changer et laver le vieux lorsqu'il se fait dessus, sous la menace d'un interdit religieux contre le contact inter-genre. Razieh galère, mais elle n'a pas le choix, étant donné que son mari, Hodjat, est endetté lui-même jusqu'au cou, sort de prison etc. Ce couple-là représente la classe pauvre de Téhéran, en même temps que la classe la plus imbibée de religiosité (ce n'est pas négatif, mais disons que la norme religieuse est davantage incorporée là). Je ne développe pas, mais tous les personnages veulent s'en sortir, lever la tête, survivre, s'émanciper ; tous sont "bons" au sens où personne ne veut directement nuire à autrui ; bien plutôt, la règle qui régit les relations inter-individuelles dans Une séparation est celle de la générosité, de la bienveillance mutuelle (alors encore une fois, on repassera pour la critique d'une société attardée...) : la fille Termeh, qui fait double jeu et attend que ses parents se réconcilient ; le vieux évidemment, qui ne veut rien, mais qui ne veut certainement pas la mal dont il est le premier ressort, comme le poids mort, l'inertie irréductible qui fait basculer toujours un peu plus le film vers une issue fâcheuse [...]
La critique complète sur le Tching's Ciné bien sûr (note finale : 17/20) :
http://tchingscine.over-blog.com/