Rarement ces derniers temps je n'avais eu une aussi forte sensation d'ambivalence par rapport à un film que celle que je ressentais hier soir à la sortie de ce "Killer Joe", sautant allégrement d'un enthousiasme pour l'extraordinaire énergie d'un réalisateur qui bientôt ne lira plus Tintin à une exaspération devant l'absence totale de scrupules moraux dans ses choix de mise en scène pour arriver à une fin qui elle, en plus, se veut morale. La note de 6 est donc une moyenne de ces deux sentiments, un compromis tiède entre la volonté de souligner combien Friedkin n'a rien à apprendre d'un Tarantino, et le refus de cautionner la complaisance pour la violence d'un homme qui justifie tranquillement la peine de mort dans son interview au Nouvel Obs.
Comme "Bug", "Killer Joe" est adapté d'une pièce de théâtre de Tracy Letts, Prix Pullitzer 2008. Friedkin justifie ce choix en soulignant que les scénarios de grands films tels que "Casablanca", "Un tramway nommé Désir" ou "Cabaret" viennent du théâtre. Il constate dailleurs : "J’ai beau avoir tourné dans le désert ou je ne sais quels autres extérieurs, j’ai toujours filmé des personnages emprisonnés. Il y a toujours quelque chose de claustrophobique dans mes films…" Effectivement, sans doute moins que dans "Bug" où l'enfermement mental était le sujet même du film, il y a beaucoup de scènes qui se déroulent dans le huis clos du bungalow délabré où vit la tribu Smith, même si ces moments sont contrebalancés par des extérieurs tournés à la Nouvelle-Orléans (pour des raisons fiscales !) mais qui auraient pu être filmés dans la périphérie de n'importe quelle grande ville américaine, avec ses motels minables, ces friches industrielles et ces baraques à l'abandon, le tout sous un ciel constellé d'éclairs.
Car de l'enfermement, il y en a dans le système pervers de cette famille de white trash : le père au Q.I. limité et à la trouille palpable, la marâtre de belle-mère qui a vite compris le mode relationnel de sa nouvelle tribu, et le fils dealer à la petite semaine, impliqué dans tous les plans foireux et auteur de ce coup tordu suprême trouvé dans un faits divers en Floride par Tracy Letts : faire assassiner sa propre mère pour toucher l'assurance vie. Je parle de marâtre, car il manque dans ce descriptif la Cendrillon, Dottie, la petite soeur vierge mais peu effarouchée qui a réussi à préserver une forme d'innocence dans ce clan affreux, sale et méchant. C'est Friedkin lui même qui fait référence au conte de Perrault : "Cendrillon veut se libérer de cette famille, et la seule solution qui s’offre à elle pour y parvenir, c’est de tomber amoureuse de son prince, un flic qui est aussi tueur à gages".
Les acteurs choisis par Friedkin pour incarner sa tribu sont parfaits : Thomas Haden Church joue la veulerie avec une concentration extrême, Emile Hirsch parvient à donner un peu d'humanité à un garçon près à vendre sa sœur pour payer l'assassinat de sa mère, Gina Gershon dans le rôle de la belle mère justifie ce qu'en dit Friedkin : "Elle est trop intelligente. On ne lui propose que des rôles de pute alors qu’elle est bien plus intelligente que les rôles qu’elle interprète". Après avoir pensé à Jennifer Lawrence et à Ellen Page, Friedkin a finalement choisi l'Anglaise Juno Temple pour jouer Dottie, choix qui se révèle très judicieux, tant elle parvient à incarner à la fois la grandeur d'âme et une absence totale de repères moraux. Mais le meilleur choix est sans doute celui de Matthew McConaughey, récemment vu dans "Magic Mike", pour jouer le rôle titre, celui de ce policier tueur à gages qui va devenir l'ange exterminateur de cette famille ô combien dysfonctionnelle. Friedkin lui-même fait référence à un personnage auquel j'avais pensé pendant la projection, celui du Révérend Harry Powell dans "La Nuit du Chasseur". Même diction cauteleuse, même gestuelle décomposée, même explosion de violence, la référence à la composition inoubliable de Robert Mitchum s'impose.
Il y a quelques chose d'étonnant dans la façon de filmer de Friedkin, un mélange de maîtrise absolue qui relève de la roublardise et la volonté constante de bousculer son propre système par des ruptures de rythme, entre des scènes bavardes aux dialogues tarantinesques et des scènes de poursuite virtuose qui n'apportent pas grand-chose au récit, ou une façon d'étirer certains passages jusqu'à les rendre insupportables, comme celle de la fellation simulée avec un pilon de poulet. Cette complaisance dérange, ou en tout cas, elle m'a dérangé parce que la seule façon de la supporter est de se demander pourquoi la montrer ainsi, et que les réponses qui me sont venues ne me plaisent pas : parce que ça va plaire, parce que ça va choquer, parce que c'est la punition que méritent les coupables... Reste que c'est aussi ce qui fait la force de ce film, cette tranquille assurance dans son cinéma fiévreux que Friedkin résume ainsi en réponse à la question de Télérama "Pourquoi filmez-vous ?" : "Parce que je sais".
http://www.critiquesclunysiennes.com/