Ce n'est pas très conventionnel, mais commençons par une mise au point entre rédacteur et lecteurs : je fais partie des rares personnes qui n'ont pas aimé Birdman, le précédent travail d'Alejandro González Inárritu. Superbement éclairé et interprété, on pouvait se sentir exclu de tous ces efforts par un discours rapidement irritant, et par un rythme laborieux sur la durée. De même, il n'est pas interdit d'avoir de plus en plus de réserves envers Babel et surtout Biutiful, très pénible une fois revu. Mais trêve de reproches, cette introduction est seulement là pour dire qu'il n'est pas nécessaire de vouer un culte au cinéaste pour apprécier The Revenant.
Au détour des nombreux tableaux mortifères qui jalonnent The Revenant, le spectateur consentant se retrouve fréquemment frappé par le sublime, au sens premier du terme, à savoir un sentiment trop fort pour être quantifié. Et si le réalisateur choisit pour leitmotiv une contre-plongée solaire où la lumière naturelle dicte la composition du cadre, il ne cite pas pour autant The Tree of Life ou Knight of Cups, déjà éclairés par Lubezki. Loin de conter la création du monde, ou de se laisser aller à une voix off s'adressant directement à Dieu, Inárritu fouille les regards, sonde l'horizon, et chorégraphie ses mouvements de caméra pour mieux appuyer le côté palpable, charnel, d'un survival qui n'est pas assujetti à ses accents mystiques.
Grâce aux expérimentations de Lubezki (objectif embué par le souffle des comédiens, scènes d'action déclenchées par une menace hors-champ...), The Revenant acquiert une résonance inouïe. À vrai dire, l'homme s'autorise des plans dont la proximité avec les visages évoque son travail sur le Ali de Michael Mann, biopic où des caméras miniatures nous immergeaient comme jamais au sein d'un ring de boxe. Un exemple édifiant de technique complexe mise au service d'une approche sensitive de la mise en scène, le public pouvant ici être cueilli par un tableau glacial comme fasciné par des cadres dont l'amorce laisse place à l'œil d'un cheval comme au canon d'un fusil.
Ayant fait du plan-séquence l'argument majeur de Birdman, Inárritu se lance de nouveaux défis tous relevés avec brio, la célérité de sa mise en scène atteignant toujours de nouveaux sommets sur deux heures trente. Le plus beau est que le rythme interne de The Revenant, grâce au mélange de brutalité et de contemplation évoqué plus haut, trouve un équilibre fascinant. Toujours un mouvement de caméra surprenant, une nouvelle audace esthétique ou sonore, l'ensemble étant de plus tenu par un casting très solide où Tom Hardy se paye l'un des plus beaux rôles de sa carrière. Un personnage charismatique au sein d'un film ouvertement excessif, et pourtant maîtrisé.
Enfin, l'oeuvre propose un choc des cultures où la morale n'est pas la question centrale, la violence de chaque clan n'ayant rien à envier à celle de ses adversaires, quelle que soit la différence de langue. Une approche particulièrement stimulante, peut-être déjà présente dans le roman original de Michael Punke. Difficile de choisir son camp dans The Revenant, et c'est tant mieux, la subjectivité du point de vue exprimant la pluralité des intérêts économiques, géographiques et personnels qui confrontent les protagonistes. On sent toutefois oeuvrer en tâche de fond, l'humiliation d'un peuple dépossédé de ses terres et réduit à marchander avec les blancs pour échapper au génocide. Film-monstre hanté par sa soif de sang, le dernier Inárritu vise nettement plus haut qu'un petit buzz éphémère...
Il faut remonter au Vorace de la regrettée Antonia Bird, chef-d'oeuvre absolu (et absolument oublié) de l'aventure mystique et barbare en décors naturels, pour trouver des sensations approchantes, alors même que les directions esthétiques, narratives et thématiques des deux films ont peu en commun. S'il n'a pas la force ni le génie de ce lointain cousin, The Revenant demeure un coup d'éclat dont on espère qu'il ne sera pas hâtivement classifié dans la case « brouette à Oscar », bien qu'il les mérite. Vu la posture de son plan final, conclusion d'une histoire essentiellement physique dont le héros est vite contraint d'aller au bout de lui-même, le raccourci risque malheureusement d'être emprunté.
N.B : cette critique a été rédigée avant découverte de cet article sur Emmanuel Lubezki mais vu les échos que j'y trouve, je vous invite à le lire afin de mieux comprendre l'impact de son travail, dans The Revenant comme dans ses travaux antérieurs.