Un peu plus à chaque film, Tarkovski cherchait la voie d'un cinéma poétique qui s'adresse aux sens
plutôt qu'à l'intellect. Il n'y a pas chez lui de divorce entre le beau et le vrai, et les images dont la beauté émeut doivent aussi être l'expression authentique du réel dans ce qui le caractérise par
excellence, sa temporalité. Objet d'intuition et non d'analyse, la nature de l'être se dévoile comme
temps au point de rencontre de notre âme avec le monde. Ce dévoilement qui par le cinéma prend la
forme d'images et de sons, quoi qu'il soit d'une éternelle vérité, ne doit pas prendre une forme
abstraite: l'image est singulière, contextualisée. Si Le Miroir a pour objet l'existence, celle-ci ne
saurait se donner autrement que comme une existence, ici, celle d'un russe confronté au temps perdu, voyageant à travers les nappes de passé que lui ouvrent ses affects et sa mémoire. L'histoire
personnelle s'amplifie en histoire de la Russie et de l'Occident, de leur rapport à la beauté et à la
vérité; sont ainsi convoqués Leonard de Vinci, Bach, Pergolese, Rousseau, le christianisme... Avec
Le Miroir, Tarkovski largue les quelques amarres qui le liaient encore à la forme classique: l'irréversibilité du temps est abolie par la décomposition totale de la narration et un montage
interdisant toute tentative de synthèse par l'entendement. Une certaine idée du cinéma-total est par ailleurs à l'oeuvre, l'image cinématographique entrant en correspondance avec la musique, la poésie, les arts picturaux. Mais celui-ci ne se construit pas par intégration des matières artistiques -son, couleur, figure, mots, rythme-, par une mise en forme totalisante, propre au classicisme (Les Parapluies de Cherbourg pouvant ici servir de paradigme). Le Miroir fonctionne de manière plus flottante, par chevauchements et résonnance, fonctionnement dont la réussite est plus aléatoire mais conjure tout risque d'artificialisme et de dictat de la forme, l'artiste s'inclinant devant la vérité qu'il donne