“Que celui qui le désire se regarde dans mes films comme dans un miroir, et il s’y verra�, disait Tarkovsky. Tout est une question de désir, effectivement...et un peu de volonté et d’intelligence, tout de même. Pour avoir vu quelques unes de ses oeuvres jusqu’à présent, le cinéma de Tarkovsky me donne l’impression d’être de ceux qui nécessitent impérativement d’être dans les dispositions idéales pour être pleinement appréciées...et ces dispositions idéales, cette appréhension du cinéma en tant qu’art total et transversal, cette obligation de maîtriser l’art et l’histoire à un degré suffisant pour comprendre et ressentir ce qui se passe à l’écran, sont devenues des compétences en sommeil, rarement mises à contribution dans le monde d’aujourd’hui (en tout cas, certainement pas à ce niveau et pour ces rausibs). A l’instar de ‘Stalker’, si vous contentez de regarder distraitement la chose, si vous en attendez une histoire, avec un début et une fin, des personnages et des faits aisément identifiables, vous risquez d’être déçu : ‘Le miroir’, c’est un voyage, qu’on devine être largement autobiographique, dans les souvenirs épars et désordonnés d’un homme aux portes de la mort, une déambulation dans laquelle le passé et le présent s’entremêlent, les rêves n’ont pas moins de substance que la réalité et où toutes les femmes ont le visage de la mère. Ni la continuité des scènes, qui sautent alternativement de l’enfance à l’âge adulte, bercées par les créations musicales de Edouard Artémiev et les poèmes de Arseny Tarkovski (le propre père du cinéaste), ni leur représentation, en couleurs ou en sépia, ne répondent à une logique bien déterminée. ‘Le Miroir’ n’obéit en rien au processus narratologique traditionnel du “Voyage du héros� mais à la logique du “Flux de conscience� : Tarkovski lui-même estimait d’ailleurs que construire le film avait exigé de lui des compétences de compositeur de symphonies bien plus que de raconteur d’histoires. Cette particularité du ‘Miroir’ suscita d’ailleurs quelques complications dans la mise sur pied du projet : le Goskino, l’organisme officiel de financement du cinéma soviétique, n’accorda des fonds à Tarkovsky qu’avec réticence, et se montra le moins généreux possible. Imperméable aux arguments du cinéaste qui défendait l’idée que le cinéma n’était pas qu’une question d’esthétique ou d’agencement des scènes mais de “représentation du temps�, le comité jugea que ‘Le miroir’ était non seulement incohérent mais ne dégageait en outre aucune signification politique, et la critique occidentale, pourtant plus ouverte aux expérimentations, fut elle-même partagée dans un premier temps. Pour en revenir en toute simplicité aux deux heures dont je disposais pour assimiler ‘Le miroir’, inutile de préciser qu’elles se sont avérées bien insuffisantes. Même en écartant le constat qu’on se sent toujours frustré et dans une position inconfortable de ne pas être instantanément ébloui par ce qui est considéré aujourd’hui assez unanimement comme un chef d’oeuvre, il reste que ‘Le miroir’ est tout sauf évident à comprendre, apprécier, raconter, restituer, pour ne même pas évoquer le fait de l’analyser. Evidemment, on peut décider de couper au plus court, refuser la promenade méditative proposée par le réalisateur, s’irriter de ses prétentions et de sa méthode et décréter qu’il ne s’agit là que d’un chaos incompréhensible de scènes éparses, certaines très belles, d’autres très quelconques, généralement reliées selon le principe éminemment subjectif de l’association d’idées. On peut aussi décider de s’y atteler avec la patience d’un maître zen, de plonger sans appréhension au plus profond de l’océan de réflexions foisonnantes que constitue le film et d’en remonter avec une clé de compréhension différente à chaque fois, ici une évocation de l’image primale de la mère qui poursuit l’homme tout au long de sa vie, pour le meilleur et pour le pire, là une introspection sur ce que recouvre le fait d’être russe. Sans verser dans un de ces deux positionnements extrêmes, il faut tout de même noter que même une approche “raisonnable�, qui ne cherche ni à tout comprendre du premier coup, ni à rejeter toute forme d’écartement de la norme, sera marquée par une certaine ambivalence. ‘Le miroir’ pourra susciter une sensation d’ennui et d’inconfort, dans le cas de certaines scènes qui paraîtront interminables, triviales et vides de sens, faute d’avoir déjà eu le temps et l’énergie de démêler leur raison d’être et de les relier à autre chose, ...et l’instant d’après, émouvoir soudainement, greffer quelque chose de durable en vous, sur le constat que les paroles, vaines et superflues, ne rendent que très imparfaitement la complexité du ressenti intérieur ou à la découverte de l’ère du bilan, du pessimisme et des regrets amers qui se conjugue comme par magie à l’âge de tous les possibles et de l’innocence perdue.