Prisoners est certainement l'un des polars-thrillers les plus convaincants de ces derniers temps. Pas le plus original, loin de là. Mais l'un des plus maîtrisés, intelligents et troublants. Sur le plan thématique comme sur le plan formel, c'est en effet du classique pur jus : kidnapping d'enfants, enquête menée en parallèle par un père et par un policier, fausses pistes et révélation finale, dans un cadre urbain hivernal aux tons gris pluvieux ou marron boueux (bon travail à la photo de Roger Deakins). Du classique, donc, mais du classique particulièrement bien ficelé (le puzzle dramatique, dans sa construction, est remarquable) et surtout enrichi, approfondi, en matière d'ancrage social et d'enjeux moraux.
Prisoners brosse un tableau très juste de l'Amérique moyenne et de ses valeurs, entre la bible et le fusil, entre le patriarcat et le patriotisme. Le film s'ouvre sur une prière et une scène de chasse, suivies d'une discussion entre père et fils. Tout est dit dans cette séquence d'exposition : prégnance de la religion catholique, réflexion manichéenne en termes de Bien et de Mal, protection de la famille dans une logique de survie et d'auto-défense, et donc obsession sécuritaire. La suite du film illustrera et déstabilisera ces fondements sociétaux, avançant lentement mais sûrement sur la corde raide de l'ambiguïté morale, entre des conceptions opposées de la justice et du droit. Prisoners synthétise ainsi les dérives possibles d'une justice individuelle en marge de la justice collective, les dérives aussi d'une religiosité exacerbée (comme en témoignent les motivations à l'origine du drame). Bref, les dérives d'un certain american way of life. Prisoners constitue par ailleurs un drame des figures protectrices que sont, dans la société US, les figures du père et du flic. Deux archétypes sociaux (et deux archétypes majeurs du cinéma US) dont la capacité à assumer leur rôle est ici remise en cause. La femme du personnage de Hugh Jackman pointe la défaillance de son mari, ce dernier pointant la défaillance du flic (Jake Gyllenhaal). Ce sont les deux piliers d'une nation qui vacillent...
Au-delà du polar-thriller (très réussi, sans artifice ronflant ni pathos), Prisoners est donc le drame d'une Amérique confrontée à ses propres démons, ses paradoxes, sa fragilité, sa crise de confiance. S'appuyant sur deux bons acteurs (Jake Gyllenhaal, mystérieusement placide et accablé, volant presque la vedette à Hugh Jackman, intense mais plus convenu), Denis Villeneuve brode un canevas riche et complexe sur la légitimité d'action, entre pulsions émotionnelles et raison. Il distille, outre un suspense savamment dosé, un puissant malaise autour de la question de la monstruosité, de la confusion entre victime et bourreau, de la "sauvagerie des honnêtes gens". Le réalisateur tranche-t-il, sur le plan moral, à la fin du film ? On peut voir dans les dernières images et les derniers sons une hypothèse de salut pour l'un des personnages du film. Mais c'est aussi une façon subtile de ramener ce personnage vers les hommes et leur justice, de ne pas conclure sur l’ambiguïté d'un mauvais concours de circonstances ou d'un possible châtiment divin...