L'autre jour je discutais avec un pote en prenant notre café/clope en terrasse. Nous philosophions sur des sujets aussi importants que la vie, la mort, le sexe, l'amitié, le temps qui passe et l'actualité blu-ray. Sur ce dernier sujet, je l'amenais sur la parution de "Police fédérale Los Angeles" il y a quelques semaines. Là mon pote me lancait de but en blanc:
"Tu penses pas qu'on y trouve le ferment du néo-polar, à la Michael Mann?
-Ah ouais peut-être, vieux. Et puis c'est super bien dit ça, dis donc!
-Merci copain, soufflait-il nonchalamment dans une bouffée de cigarette. En revanche tu crois pas que ça a pris un petit coup de vieux?
-Naaan je crois pas, bro. Bon à part la musique, comme dans Scarface," affirmais-je avant de filer illico acquérir l'édition blu-ray simple (et non pas le coffret à 49,99 €, faut pas déconner quand même) de ce film de William Friedkin sorti en 1985 dont je gardais un excellent souvenir.
Et bien après visionnage de cette magnifique restauration HD, pas de regret: "To live and die in L.A.", le titre original - évidemment bien mieux - reste aujourd'hui un sacré polar, méchant et nerveux, qui nous souffle au visage la chaleur de la cité des anges, à moins que ça ne soit celle de la fournaise des démons.
Parce qu'ici, il ne faut pas se fier aux apparences. Le générique flashy aux énormes titrages rouges et verts fluos, sur un montage de type série TV rythmé par les synthés typiquement 80's de Wang Chung (dont on entendra plus tard dans une scène de boîte à striptease l'unique tube "Dance all days"), peut faire craindre le pire, d'autant plus qu'il est précédé d'un prologue un peu moisi mettant en scène une tentative d'attentat islamiste contre le président américain déjouée de façon ridicule. Et si je vous dis que le duo de flics se livre à un festival de l'inadvertance, enchaînant connerie sur connerie, ceux qui n'ont jamais vu le film vont se dire que je leur parle d'un banal buddy movie policier bien crétin, noyé dans la marmite à produits formatés touillés par la grande louche hollywoodienne. Bon vous l'aurez bien sûr compris, le truc étant signé Friedkin, c'est pas vraiment le genre de la maison. Son adaptation très libre du roman de Gerald Petievich, un ancien agent secret décrivant la frontière ténue entre un flic et un criminel, se situe bien au-dessus de la marmite, assumant une vision noire, violente et sans concession.
Ne pas se fier aux apparences donc, puisqu'ici on fait dans le trompe-l'oeil.
A commencer par les faux billets méticuleusement confectionnés par Rick Masters (William Dafoe), peintre exigeant et élégant fréquentant les lieux artistiques branchouilles de L.A., pourtant capable d'éclater froidement la tête d'un flic qui vient renifler un peu trop près. Pas de bol pour le flic qui était à trois jours de la retraite et qui venait de confier à son coéquipier, Richard Chance: "Gettin' too old for this shit…"- Richard Donner s'en souviendra sûrement pour "L'arme fatale". D'ailleurs, Chance incarné par William L. Petersen (que l'on retrouvera un an plus tard dans le "Manhunter" de Michael Mann), ressemble à un super-flic tête brûlée façon Mel Gibson, avec ses Ray-Ban Aviator, ses Santiags, sa démarche de cow-boy aux jambes tellement arquées qu'on a l'impression qu'il vient de traverser les Etats-Unis à cheval. Bref, il se la raconte et aime se jeter dans le vide, au propre comme au figuré. Mais derrière son allure et son assurance se cachent des failles. Une apparence aussi trompeuse que la relation qu'il entretient avec la jolie blonde Ruth. Leur première scène semble évoquer une relation amoureuse passionnée alors qu'elle n'est pour lui qu'une simple indic lui refilant des tuyaux pour éviter de retourner derrière les barreaux. Agent des services secrets luttant contre le trafic de faux billets, Chance se voit attribuer un nouveau coéquipier, John Vukovich, qui contrairement à lui, est pas vraiment le gars à aimer prendre des risques. Et encore moins quand il s'agit de basculer du côté de l'illégalité, la faute à un Chance ulcéré par la rigidité de sa hiérarchie et décidé à piéger Masters à tout prix. On le voit bien sur l'affiche: Chance est un type qui s'apprête à passer de la lumière à l'ombre. Il s'inscrit dans la lignée de ces personnages sur la corde raide, prêt à mettre leur vie dans la balance pour atteindre leur but, ce qui fait dangereusement pencher leur équilibre psychologique. Personnages un brin fracassés qu'on retrouve fréquemment dans la filmographie de Friedkin comme Popeye Doyle dans "French Connection", les deux prêtres dans "L'exorciste", les convoyeurs dans "The sorcerer", Steve Burns dans "Cruising", ou qui ont déjà basculé dans la folie, rongés par leur obsession comme la soif du sang de "Rampage", le délire parano de "Bug" ou l'assouvissement de pulsions malsaines de "Killer Joe".
Le film pianote sur les touches noires et blanches du dilemme moral, incarné par Vukovic, coéquipier sous influence entraîné dans un engrenage infernal, illustré par cette fantastique séquence dans laquelle il se retrouve embarqué, terrifié, à l'arrière d'une voiture conduite par Chance lors d'une poursuite automobile de quasiment dix minutes, rivalisant avec celle bien plus connue de "French Connection".
Superbement éclairé par le néerlandais Robbie Müller, directeur photo de Wim Wenders et Jim Jarmusch entre autres, Friedkin exploite formidablement les décors offerts par Los Angeles comme le fera Mann dans "Heat" et "Collateral". Le réalisateur situe l'action au coeur des bas-fonds crasseux de la mégalopole. Voies de chemin de fer et canaux désaffectés, passerelles, docks, quartiers des gangs, entrepôts et usines crachant leur fumée âcre contrastent avec ces plans crépusculaires de palmiers se détachant sur le soleil couchant californien.
Tournant ses scènes en une ou deux prises afin de conserver le maximum de spontanéité chez ses comédiens, Friedkin brosse là un film d'action hyper-réaliste autant qu'une peinture sombre d'un monde de faux-semblants voué à s'auto-détruire, oeuvre qui s'imposera avec le temps comme un véritable classique du polar des années 80, malgré un résultat au box office américain décevant et une indifférence totale dans les salles françaises. Un échec finalement pas si étonnant, considérant le choix de travailler avec des acteurs inconnus à l'époque (notons la présence de John Turturro dans son premier rôle important) et cette fin bousculant méchamment le spectateur. Contraint par sa production à tourner une deuxième fin (que l'on peut découvrir dans les bonus) qu'il jugera à juste titre pourrie, Friedkin réussira à conserver dans le montage final ce dénouement rarement vu à l'écran, aussi brutal qu'inattendu.
La marque d'un grand réalisateur et d'un type sacrément couillu.