Jean-Marie Teno a une filmographie riche en couleurs. Ce réalisateur camerounais a tourné de nombreux documentaires qui abordent tour à tour la dictature idéologique dans son pays (Chef !, 1999), les conséquences directes et indirectes de la colonisation (Afrique, je te plumerai, 2001) ou encore le prosélytisme chrétien du temps du colonialisme (Le Malentendu colonial, 2004). Il a aussi tourné une fiction en 1996, Clando, tout aussi engagée que ses documentaires.
La genèse du projet est liée à un certain nombre de circonstances. Jean-Marie Teno explique qu'on lui a reproché de faire des films sur l'Afrique à destination d'un public occidental. Il s'est alors interrogé au moyen de faire diffuser ses œuvres aux populations africaines : "Cette question m'a troublé, c'est un vrai problème. Et je suis allé dans un vidéo-club à Saint-Léon, et là j'ai rencontré Bouba, le propriétaire du vidéo-club. En face du vidéo-club, il y avait Jules César, fabriquant de djembé, et puis il y avait cet homme, Abbo, qui écrivait sur les murs."
Lieux Saints fait apparaître le vrai visage du Burkina Faso, et par delà celui de la vraie Afrique. Le film se situe en décalage par rapport au très médiatique FESPACO (le Festival Panafricain du Cinéma de Ouagadougou) qui occulte complètement la misère économique du reste du pays. Mais loin de proposer un simple constat sociologique et alarmiste, Jean-Marie Teno cherche à montrer la richesse spirituelle et culturelle des quartiers populaires.
Jean-Marie Teno explique la symbolique que l'on peut attribuer à chacun des trois personnages de Lieux Saints. Booba, avec son vidéo-club et donc la diffusion des images, représente le côté visuel et commercial du cinéma. Jules César, qui joue du djembé, incarne l'aspect sonore et créatif du cinéma. Quant à Abbo, cet écrivain public qui peint sur les murs, il est une forme de synthèse ("Il est comme le cinéaste africain dont les films ne sont vus que par ceux qui ont la patience et l’obstination de s'approcher du mur pour lire ce qui y est écrit").
Évoqué à plusieurs reprises dans Lieux Saints, le griot est traditionnellement un bonimenteur africain. Cette fonction existe depuis de nombreux siècles. Il s'agit d'un dépositaire de la tradition orale, qui s'exprime publiquement et en toute légitimité. Comme l'indique Jean-Marie Teno, "le griot est de ceux qui ont la maîtrise de l'art de raconter des histoires". Il a également d'autres cordes à son arc : il joue de la musique, il chante, et il détient la parole du peuple. Le griot est un individu respecté par tous, y compris par les puissants.
Jean-Marie Teno explique que s'il revient à la figure du griot, "c'est que pendant les trente dernières années, il y a eu des tentatives en Europe de nous emmener des modes de narration soi-disant modernes, comme si en fait, on n'avait pas d'expérience de raconter des histoires (...)". Le cinéaste camerounais souhaite, par le biais entre autre de son film, que les griots soient reconnus à leur juste valeur. Il espère ainsi qu'ils seront entièrement réinvestis dans la culture africaine : "ils sont une source d’inspiration pour certains cinéastes dans leur quête pour construire des formes de narration africaines, qui, par leur modernité, ajouteront à la diversité des modes de narration dans le monde."
Jean-Marie Teno propose également une interrogation autour du cinéma. Peut-il dépasser sa fonction de divertissement pour devenir un outil d'éducation des masses? Quelle place peut-il occuper en Afrique? Comment l'utiliser dans le contexte de la mondialisation et de la révolution numérique?
Au travers du personnage de Bouba dans Lieux Saints, Jean-Marie Teno tente de réfléchir à la distribution des films en Afrique. Il précise que les films proposés en vidéo-club proviennent souvent de copies pirates. Les films africains faits par des Africains ne parviennent pas à atteindre le public populaire car ils coûtent trop cher. De plus, il n'y a que très peu de salles de cinéma en Afrique. Les vidéo-clubs représentent donc un certain avenir. Teno pense qu'une solution potentielle se présente au travers de ces lieux d'images : "[On peut] essayer de moderniser ces vidéoclubs pour qu'ils deviennent des espaces de diffusion de la culture populaire en utilisant Internet et le numérique" affirme le réalisateur, avant d'ajouter: "Si nous sommes absents des vidéo-clubs, des jeunes vont grandir sans avoir accès aux images africaines, et ça c'est grave."
Idrissa Ouedraogo, autre cinéaste burkinabè de renom en Afrique, fait une apparition dans Lieux Saints. Ouedraogo a également plusieurs salles de cinéma au Burkina-Faso.
Lorsque l'on interroge Jean-Marie Teno sur son statut de cinéaste engagé, ce dernier se refuse à toute forme d'étiquette et souhaite remettre les choses dans leur contexte : "Je n'ai pas envie qu'on me colle le label de cinéaste politique, mais quand je regarde la vie, quand je regarde le monde, c'est une réflexion qui est forcément politique. Si vous regardez mon œuvre depuis le début, il y a des questions qui se posent à moi, qui me renvoient au film suivant. C'est comme si j’étais dans une quête constante qui avance toujours film après film. J'avance sur des questions que j'aborde avec des perspectives différentes. Donc Lieux Saints est dans la continuation de mon travail, de mes préoccupations et mes réflexions."