Avant d’être ravagée par la passion dans Duel au soleil de King Vidor, Jennifer Jones fût une très convaincante « folle ingénue » pour Ernst Lubitsch dans ce film de 1946 qui fût le dernier du réalisateur.
Le scénario aurait pu convenir à un mélodrame larmoyant avec une orpheline élevée par un oncle rigide qui l’envoie, contre son gré, servir comme domestique dans une famille d’aristocrates installée dans la campagne anglaise, milieu au sein duquel elle ne pourra s’intégrer à cause de sa fantaisie naturelle. Le film se situe en 1938, alors que l’ombre de la guerre avec l’Allemagne nazie plane sur la Grande Bretagne, Charles Boyer, l’autre vedette du film, interprète d’ailleurs un réfugié tchèque sans le sou et pique-assiette, ennemi d’Hitler (l’est-il vraiment d’ailleurs réfugié ? mais cela c’est une autre histoire...).
Tout était donc en place, avec cette trame et ce contexte, pour une histoire où l’on ne rigole pas beaucoup. Mais c’était compté sans Ernst Lubitsch, l’homme qui transforma l’occupation nazie de la Pologne en une pétaradante comédie dans « To be or not to be », un spécialiste du mélange des genres donc. De fait, on rit beaucoup dans « Cluny Brown », grâce à ses dialogues brillants, ciselés flirtant, par moment, avec le non sens. Je ne résiste pas au plaisir de citer une ligne de dialogue où le personnage de Charles Boyer essayant de convaincre Cluny que sa place est là où elle est heureuse dit approximativement « A Hyde Park, par exemple, certains donnent des noix aux écureuils, mais si vous voulez donner des écureuils aux noix, qui suis-je pour juger ?»
Un des thèmes qui parcourt le film, sans que l’on s’en aperçoive sur le coup tant tout est fluide (le film est le contraire d’une thèse), c’est l’opposition entre une société britannique guindée, immobile, engoncée dans ses principes, figée dans ses rapports de classe et la liberté, le mouvement, le mépris des conventions et des risques qui caractérisent les deux personnages principaux.
Chacun est dans son registre. Le personnage de Charles Boyer, roublard, d’une grande intelligence et conscience, est superbe dans la dèche et sa maîtrise du verbe subjugue ses interlocuteurs. Le personnage de Jennifer Jones a une extravagance naturelle et charmante, une absence de censure
(ah la scène, si érotique, où, éméchée, elle gazouille et miaule littéralement sur un divan),
une gentillesse, une naïveté qui, parfois, l’apparente à une « ravissante idiote ».
Le film n’est en rien un réquisitoire, aucun personnage n’est réellement méchant mais plutôt victime des préjugés de son époque. Seul le pharmacien auquel Cluny Brown croit, un temps, vouloir se fiancer est très chargé tellement il est figé dans la contemplation satisfaite de son minuscule statut social et dans le puritanisme – la première caractéristique dont il affuble Cluny qui sollicite de lui un commentaire sur son apparence est son « intelligence »...-.
Il est, par ailleurs, affublé d’une mère encore plus rigide que lui qui s’exprime uniquement par des raclements de gorges…
On est loin de l’éloquence du personnage de Charles Boyer… Ces scènes de « flirt » sont un vrai morceau de bravoure, une formidable réussite comique d’une rare inventivité.
Courrez voir cette merveille de plus de 70 ans qui n’a pas pris une ride !