Bonne idée de restaurer le "Guerre et paix" de King Vidor et de le ressortir en salle, car ce n'est que sur grand écran qu'il dévoile toutes ses beautés et échappe à la mièvrerie. On peut gloser sur les limites du film: les coupures opérées sur le récit fleuve de Tolstoi, le final trop long, un côté "livre d'images" parfois pesant, quelques libertés avec l'Histoire (par exemple, la focalisation excessive sur Koutouzov, présenté comme le théoricien de la stratégie de la terre brûlée, alors que c'est Barclay de Tolly qui l'avait conçue et mise en oeuvre, à son corps défendant, jusqu'à la bataille de Borodino...). Mais après près de trois heures et demie (qui passent vite), la qualité de l'ensemble s'impose comme une évidence. La beauté des images subjugue dans les magnifiques scènes de foule (quelle différence avec les tripatouillages numériques devenus aujourd'hui la norme dans ce type de séquence), dans la sublime scène du bal, dans les batailles, dans les scènes de la vie quotidienne de l'aristocratie russe. La mise en scène de King Vidor, modèle de classicisme, n'est pas toujours inspirée mais témoigne d'un savoir-faire incontestable, tant dans les grands ensembles que dans les scènes intimistes, et est finalement très fidèle à l'esprit du roman. Et les comédiens sont ce que Hollywood pouvait proposer de mieux à l'époque. Henry Fonda, trop âgé pour le rôle, compose pourtant avec beaucoup de métier un Pierre sensible, pas falot, qui s'étoffe au fil du récit. Audrey Hepburn, étourdissante de beauté et de joie de vivre, désarme toute tentative de critique dès son premier sourire. Quelle autre actrice peut à ce point susciter la sympathie dès son apparition à l'écran? Son mari à la ville, Mel Ferrer, est l'élégance même, avec un authentique air russe (à la différence d'Audrey) et cette pointe de mélancolie qui habite son visage. Anita Ekberg (4 ans avant sa fontaine de Trevi fellinienne), sobre et sculpturale; Herbert Lom, Napoléon caractériel d'une grande puissance expressive; la très attachante famille Rostov... Seul Vittorio Gassman, loin de son répertoire naturel de la comédie italienne, n'est guère convaincant dans un rôle de bellâtre débauché. Malgré l'ampleur de son sujet et la démesure de ses moyens, "Guerre et paix" garde un parfum d'authenticité et rend justice à un pilier de la littérature mondiale, en même temps qu'il permet d'imaginer ce que furent les fastes de la Russie des tsars, le souffle et les souffrances de l'épopée napoléonienne.