Inspiré d’une histoire vraie, La Flèche brisée marque une étape fondamentale dans l’histoire du western. Bien que les Indiens aient déjà reçu les prémices d’une reconnaissance dans certaines productions cinématographiques passées, ce long-métrage leur accorde pour la première fois les caractéristiques d’une communauté humaine, avec ses valeurs et ses traditions, rendant hommage à ces hommes et ces femmes longtemps considérés comme de simples bêtes hurlantes dénuées d’humanité.
Albert Maltz, scénariste du film, s’inspire du roman Blood Brother, écrit par le journaliste Elliott Arnold grâce à une documentation d’historien et d’anthropologue, pour concevoir l’intrigue de La Flèche brisée. Fiché sur la liste noire du maccarthysme et inclut dans les « Dix d’Hollywood » (liste de dix producteurs, scénaristes ou réalisateurs de cinéma qui furent convoqués en 1947 par la Commission sur les activités anti-américaines), Maltz est ensuite remplacé par Michael Blankfort. Mais la censure n’empêchera pas le véritable scénariste du film d’obtenir une nomination à l’Oscar du scénario adapté l’année suivant la sortie du film, en 1951.
Dans le contexte de la production des westerns à cette époque, La Flèche brisée apparaît à sa sortie comme un film subversif et révolutionnaire car on y voit le premier western totalement pro-Indien. Ce constat est un peu abusif car, comme nous le dit le critique de cinéma Jean-Louis Rieupeyrout, certains films à l’époque du cinéma muet défendaient déjà le même point de vu, comme L’Enfant et le Peau-rouge, réalisé par D.W. Griffith en 1908. Ces films ayant totalement disparu de la circulation, la grande majorité des spectateurs et des critiques n’ont pu en avoir connaissance. Mais n’oublions pas John Ford qui, les deux années qui précédèrent le tournage de la Flèche brisée, en 1948 et 1949, amorce réellement ce revirement de Hollywood envers les Indiens à travers Le Massacre de Fort Apache et La Charge héroïque. Mais l’initiative anti-raciste de Delmer Daves, bien qu’elle ne soit pas la première, n’en perd pas pour autant son mérite car par la suite, une tripotée d’autres westerns poursuivent cette œuvre réhabilitatrice et rétablissent l’honneur de ces peuples indiens si souvent utilisés comme un réservoir de méchants et sauvages de service.
Dans « Amis américains : entretiens avec les grands auteurs d'Hollywood » (1993), Bertrand Tavernier écrit : « J’aime beaucoup La Flèche brisée parce que j’ai pu montrer dans cette oeuvre l’Indien comme un homme d’honneur et de principes, comme un être humain et non comme une brute sanguinaire. C’était la première fois qu’on le faisait parler comme un homme civilisé parlerait à son peuple, de ses problèmes et de son avenir. L’ONU décerna des louanges considérables à ce film parce qu’il présentait un monde où les gens en conflit se respectaient. L’on trouvait des salauds chez les Blancs, mais aussi des types recommandables, de même qu’il y avait des Indiens faméliques mais aussi des hommes en qui l’on pouvait avoir confiance. Une vérité première... A partir de ce moment, Hollywood cessa de peindre les Indiens comme des sauvages ». En effet, on ne trouve aucun manichéisme dans le film de Delmer Daves puisque dans un camp comme dans l’autre, on y trouve des âmes droites et sincères ainsi que des gens fourbes et belliqueux. Si la négociation entamée entre Blancs et Indiens ne connait pas le chemin facile souhaité, elle prouve néanmoins la présence de part et d’autre d’âmes loyales et désirant ardemment l’arrêt des conflits et du sang versé. La Flèche brisée est ainsi l’histoire de trois hommes rêvant de vivre sous le signe symbolique et pacifique de la flèche brisée, tradition indienne qui donne son titre au film et qui symbolise une trêve. Car outre Cochise et Tom Jeffords, n’oublions pas Howard, ce général chrétien qui prouve que l’armée n’était pas composée que d’assoiffés de sang comme Custer.
Delmer Daves, avec son humanisme et son honnêteté morale, plaide avec une sincérité qu’il est difficile de prendre en défaut la réconciliation des antagonismes, aborde avec respect et dignité le traitement du problème indien et combat comme il l’a toujours fait toute idée de supériorité raciale. Il cherche à exalter la noblesse et la beauté de ses héros simples, généreux et de bonne volonté qui auront toutefois à lutter contre une violence souvent tapie au détour d’un chemin, d’un buisson, d’un rocher et surgissant avec une force redoutable (séquence de l’attaque de la diligence par Geronimo ou celle de l’embuscade finale tendue par des Blancs incapables d’accepter la paix). La meilleure bonne volonté du monde arrive difficilement à bout de la haine et des rancœurs. D’autres chefs apaches (pas forcément pour de mauvaises raisons d’ailleurs) tels Vittorio, Nana, Nachez, Chato ou Geronimo décident de continuer le combat. Le choc que provoque la confrontation de scènes douces, lyriques et tendres et un peu naïves (comme celles avec James Stewart et Debra Paget) avec ces quelques accès de fureur est une des constantes du style de Daves.
« C’est l’histoire d’un territoire, de ceux qui y vivaient en 1870, et d’un homme dont le nom était Cochise. Il était indien – le chef de la tribu apache des Chiricahua. J’ai pris part à cette histoire et ce que je m’apprête à vous dire advint exactement comme vous allez le voir – le seul changement sera que, lorsque les Apaches parlent, ils parleront dans notre langue. Ce qui se passa fait partie de l’histoire de l’Arizona et cela commença ici, à l’endroit où vous me voyez chevaucher. » Ainsi commence La Flèche brisée, avec le capitaine Tom Jeffords (James Stewart) en voix off, qui met ainsi les choses au point : ce que nous allons voir est une histoire vraie, sous-entendant que le western n’est ailleurs qu’une fable. Mais dès son début, La Flèche brisée se démarque ainsi des histoires traditionnelles du genre opposant Blancs et Indiens. La voix de Stewart ne possède d’ailleurs même pas le ton conquérant que l’on attendrait. C’est la voix d’un homme lassé, mais pas encore suffisamment pour laisser mourir devant lui un jeune Apache, victime symbolique d’un conflit que l’on sent devenu insensé pour Jeffords.
Jeffords n’est aucunement la figure habituelle du héros de western. Il pourrait apparaître lâche, couard, voire même traitre, en comparaison des héros traditionnels du genre. Pourtant, si Jeffords n’en reste pas moins l’un d’entre eux, le monde hostile auquel il est en butte n’est ni la nature indomptée, ni les peuplades indigènes, mais bien le monde imposé par l’homme blanc, celui d’une exploitation éhontée d’une terre qui n’est pas sienne.
La Flèche brisée met en scène la profonde amitié qui lie le personnage de James Stewart, au service de l’armée, à l’un des chefs indiens réfugié dans les Dragoon Mountains de l’Arizona. Un cow-boy las et désabusé, témoin de la rage sanglante dont les Apaches sont capables comme de l’entêtement guerrier, aveugle et mortifère dont font preuve les Américains. Un blanc fou amoureux d’une squaw, un homme qui négocie la trêve mais que les siens prennent pour un traître, un espion.
Mais la vocation presque documentaire de La Flèche brisée a pu être remise en question, certains critiquant le fait que les Apaches parlent anglais mais dès la première scène. Il est vrai que ce choix peut être déstabilisant, mais souhaitant toucher le plus de monde possible, il est facilement compréhensible que Delmer Daves ait choisi de suivre les contingences plus ou moins imposées de l’époque, les sous-titres n’étant encore pas très bien vus. A ce sujet, Bertrand Tavernier évoque une certaine "licence poétique", faisant le parallèle avec Hamlet ne parlant jamais danois.
Il en va de même pour le choix d’acteurs blancs pour interpréter les Indiens principaux, une décision qui peut être contestée. Mais pour le réalisateur, l’important ne se situe pas à ce niveau : « Je fais des films et des westerns pour les gens dont il est question dans ces films... C’est une joie d’être honnête vis-à-vis de la vérité... Je veux faire comprendre, et comprendre, c’est d’abord aimer. » Delmer Daves, qui avait depuis l’adolescence effectué des séjours dans les camps des Navajos Hopi, sait de quoi il parle : sa connaissance intime des mœurs et coutumes de ce peuple lui permet de nous livrer un remarquable document ethnologique. Les séquences descriptives sont tellement belles qu’on regrette d’ailleurs que le réalisateur ne se soit pas attardé plus longuement sur elles.
Toutefois, il faut reconnaître que Delmer Daves prend quand même son temps, un temps cinématographique dédié aux Apaches, à la découverte de leurs coutumes, à l’insoluble problématique de la terre à conquérir ou à partager, la terre qu’on appelle « territoire ». La notion d’espace s’impose comme l’un des grands marqueurs de l’imaginaire américain et La Flèche brisée raconte aussi l’histoire d’une rupture spatiale. Deux peuples peuvent, au prix d’un immense effort, vivre en paix. Mais ils ne peuvent vivre ensemble.
Néanmoins, malgré cette entente impossible entre deux peuples, la force et l’originalité du scénario résident dans le respect mutuel et l’amitié naissante entre Cochise et Jeffords, décrite avec une profonde tendresse et inspirée d’une histoire vraie. Tous deux finissent par devenir frères de sang, d’où le titre du roman original Blood Brother.
Renversant encore une fois les codes du western, qui ravale traditionnellement la femme à un rang inférieur, le scénario de Maltz l’élève au contraire à un rang supérieur, à tel point que son séjour chez les Apaches a l’effet d’une résurrection sur Jeffords. « J’ai cru que tu t’écorchais vif », s’écrit la jeune femme lorsqu’elle aperçoit Tom Jeffords se rasant pour la première fois : non seulement les Indiens apparaissent comme plus tolérants, plus enclins au dialogue, mais encore ils possèdent la pureté, la candeur d’avant la chute, d’avant l’arrivée de la barbarie issue de la vie de l’homme européen. La photographie d’Ernest Palmer accompagne ce sentiment de pureté, grâce aux tons vifs des couleurs. Un grand soin est accordé aux scènes se déroulant auprès des Indiens, quitte à parfois briser le rythme. Mais La Flèche brisée est avant tout un film tout en lenteur, particulièrement pour les scènes se déroulant justement chez les Indiens. Nombreuses sont, à l’opposé, les scènes chez les Blancs où les confrontations virent à l’agressivité.
On peut reprocher à La Flèche brisée son manque d’exactitude historique, notamment en ce qui concerne une autre grande figure indienne présente dans le film, Geronimo, présenté comme un fou arrogant. De la même façon, Cochise reste une figure très idéalisée du « bon sauvage », du sauvage tolérant. Mais peu importe finalement. La Flèche brisée n’est pas un film sur la véritable histoire des Indiens, mais plutôt sur la véritable histoire des Blancs qui les ont combattus. Que les Indiens soient dessinés à grands traits peut être vu comme l’expiation des portraits de sauvages sanguinaires auxquels ils étaient auparavant habitués. Une juste volonté de rétablir l’ordre des choses en somme. Le slogan du film, à l’époque de sa sortie aux États-Unis, disait : « Le cinéma peut être fier de ce film… Aujourd’hui… Demain… À une génération de nous… », insistant sur l’hymne à la tolérance et à l’humilité que La Flèche brisée adressait à l’Amérique d’alors, où il était toujours de bon ton de considérer tout ce qui n’était pas protestant anglo-saxon blanc comme une sous-humanité. On peut également reprocher le lyrisme exacerbé des scènes sentimentales entre Jeffords et Soonseearhay, mais la touchante sincérité des deux amoureux comble facilement ce défaut.
Réalisé en 1949, et sorti avec un an de retard aux États-Unis, La Flèche brisée marque le retour de James Stewart au western après une dizaine d’années d’éloignement du genre. L’acteur confirme ensuite son retour dans l’univers des cow-boys avec son rôle dans Winchester 73, d’Anthony Mann, quelques mois plus tard. Cantonnée jusqu’à présent, et la plupart du temps, dans la comédie (dramatique ou non), la carrière de l’acteur allait désormais prendre une toute autre tournure. Après avoir illuminé les films de Capra, il allait, tout au long des deux décennies suivantes, interpréter des personnages plus sombres, torturés et complexes dans les plus grands chefs-d’oeuvre d’Anthony Mann, Alfred Hitchcock et John Ford. Une évolution de carrière magistrale annoncée par la scène finale de La Flèche brisée au cours de laquelle, par la force de son simple regard, l’acteur exprime, sans en faire de trop, une immense détresse et une colère contenue qui pourrait facilement se transformer en une violence incontrôlable (violence enfouie que l’on peut d’ailleurs de nouveau apercevoir dans son western suivant, Winchester 73).
A ses côtés, Jeff Chandler, dans le rôle de Cochise, réalise une prestation remarquable, à tel point qu’il est nominé à l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle en 1951. L'acteur est d'ailleurs sollicité encore deux fois pour jouer le rôle de Cochise dans deux autres films : Au mépris des lois (1952) et Taza, fils de Cochise (1954). Enfin, dans l’un de ses premiers rôles au cinéma, l’envoûtante Debra Paget illumine le grand écran avec ses yeux perçants et sa grande sensibilité.
La Flèche brisée, premier western de Delmer Daves, est donc aujourd’hui considéré comme l’expiation des clichés racistes subis par la population indienne dans de nombreux westerns de l’époque. Mais si Daves n’est finalement pas le premier à avoir participé à cette réhabilitation, son œuvre n’en est pas moins humaniste et peut être vue comme étant le point de départ d’un sillage prospère en la matière, un film qui a même reçu les louanges de l’ONU pour le message de paix et de tolérance qu’il diffuse. Dès lors définitivement consacré au rang du cinéaste antiraciste d’Hollywood par excellence, Daves se voit proposer par la suite des contrats formulant qu'il devrait désormais toujours raconter des histoires d'amour entre des gens de "races" différentes, pour continuer à prôner ses valeurs humanistes auprès du public des salles obscures.