Pour n’importe quelle analyse pertinente d’un objet culturel particulier, il est toujours sage de revenir à la source des évènements qui y ont donné naissance. Ce schéma est valable dans de nombreux domaines, et notamment pour le cinéma. Ainsi, pour quiconque s’intéresse à l’origine de la comédie romantique sur grand écran, New York-Miami, archétype du genre, est une étape incontournable.
Tourné par William Heise en 1896, Le Baiser, un des premiers films connus, montre un câlin de 18 secondes. Depuis, les réalisateurs ont toujours été fascinés par représentation des sentiments amoureux au grand écran. En intégrant l’humour à la complexité de l’amour, la comédie romantique a traversé le temps par son universalité et parce qu’elle a évolué en fonction des attentes de chaque époque. Plusieurs films muets, comme La Petite Vendeuse (1927) appartiennent au genre, mais il s’imposera plutôt avec le parlant. Les décennies 1930-1940 sont l’âge d’or de la comédie dite « screwball » (loufoque), dans laquelle hommes et femmes, amourachés les uns des autres, échangent un feu roulant de mots d’esprit, et dont New York-Miami est justement un bon exemple puisque ce long-métrage est considéré comme le premier du genre. La comédie romantique est un genre indémodable grâce à sa capacité à insuffler une dose d’humour dans les tourbillons psychologiques de l’amour.
Avec cette nouvelle réalisation, Capra aère le genre de la comédie américaine en l’emmenant à l’extérieur, entre Miami et New-York, dans une folle escapade. Mais cette entreprise ne s’est pas faite sans difficulté, comme le démontre la genèse mouvementée de ce projet sur lequel au départ personne n’aurait parié.
C’est chez son coiffeur que Capra découvre dans la revue Cosmopolitan la nouvelle Night Bus de Samuel Hopkins Adams, connu pour avoir dévoilé des problèmes de santé publique au tournant du XXème siècle. Capra, pensant un jour en faire quelque chose, fait acheter les droits d’adaptation cinématographique à Harry Cohn, président de la Columbia Pictures depuis 1924, pour une somme dérisoire, et en confie l’écriture du scénario à Robert Riskin, scénariste attitré du cinéaste pour la majorité de ses films. Le jour où Capra décide d’en faire son nouveau film, il se heurte à une réticence généralisée.
Malgré plusieurs tentatives, la mode des films d'autocar ne rencontre pas le succès au box-office, et les dirigeants de la Columbia tentent par tous les moyens de décourager Harry Cohn de produire ce film. En outre, aucune vedette ne veut jouer dans cette adaptation. Le scénario est initialement écrit pour Robert Montgomery qui décline la proposition, la trouvant sans intérêt.
Quand Harry Cohn, le patron de la Columbia, se montre intéressé par le sujet, Louis B. Mayer, président de la MGM, qui ne croit pas une seule seconde au potentiel commercial de ce film, décide de punir son acteur Clark Gable, en disgrâce au sein du studio, en le poussant à aller tenir ce rôle. En dépit de ses protestations, Clark Gable doit l’accepter. Le producteur tient en effet à réprimander l’acteur, déjà victime des méfaits de l’alcool, après que celui-ci ait refusé plusieurs scénarios sous des prétextes ridicules. Son châtiment se traduit donc par son exil pour quelques semaines à la Columbia, une compagnie bien moins prestigieuse que la MGM. Pour l’instant.
En face, on ne peut pas dire que le rôle féminin principal ait plus tenté les actrices, puisque tour à tour, ce sont Myrna Loy, Constance Bennett, Margaret Sullavan, Bette Davis, Loretta Young, Carole Lombard et Myriam Hopkins qui le refusent. Claudette Colbert n’est pas plus intéressée et pose ses conditions : son salaire doit être doublé et, voulant partir en vacances, le tournage ne doit pas dépasser un mois. Harry Cohn accepte et l’actrice, à contrecœur cependant, est donc obligée d’accepter. Pour ne pas que le terme "bus" apparaisse dans le titre, on change l’intitulé de la nouvelle en « New York-Miami », qui doit aussi être réécrite entièrement afin d’approfondir les personnages principaux et leur donner plus de consistance. Le tournage peut enfin débuter, mais Capra n’est plus du tout enthousiasmé et n’a qu’une seule envie à ce moment-là : en finir le plus vite possible. En plus de cette exaspération, Capra, desservi par la mauvaise grâce de ses acteurs principaux, ne bénéficie que d’un budget dérisoire de 325 000 dollars pour mener à bien son projet cinématographique. Il décide alors de prendre tout ceci à la légère et le tournage se déroule très vite, notamment à cause des caprices de Claudette Colbert. Mais finalement, le résultat le satisfait, en grande partie grâce au jeu du couple en tête d’affiche, les deux acteurs ne se supportant pas, ce qui rend bien service au réalisateur pour le réalisme des relations entre les personnages du film et notamment dans la scène de ménage improvisée au motel. A ce sujet, et toujours dans sa biographie, Capra écrivit cette remarque croustillante : "Tout ce que Claudette Colbert avait à faire, c’était de taper sur le système de Gable pendant le tournage comme elle me tapait sur le système en dehors du tournage."
Lors de la première aux Etats-Unis, le 22 février 1934, New York-Miami est froidement reçu par la critique. Sa sortie sur le territoire nationale est très discrète, et le film commence même à disparaitre de certaines affiches au bout d’une semaine seulement. Mais le public répond présent et consacre très rapidement le film par un franc succès dans les salles. Ainsi, les spectateurs américains font en très peu de temps du long-métrage l’un des plus gros succès de 1935. Ce triomphe atteint son paroxysme lors de la cérémonie des Oscars 1935. Nominé dans les cinq catégories les plus prestigieuses, il en remporte chaque trophée : meilleur réalisateur, meilleur scénario, meilleur acteur, meilleure actrice, et, récompense suprême, le film de l’année. New York-Miami est le premier film de l’histoire à réussir cette performance, avant que ce record ne soit égalé 40 ans plus tard, en 1975, avec le sublime Vol au-dessus d’un nid de coucou, de Milos Forman.
Dans sa biographie, Frank Capra a écrit à propos de ce succès : "Ce qui m’étonne le plus dans cette histoire, ce n’est pas en fin de compte que New York - Miami soit devenu un classique, c’est que le film ait vu le jour. Un film sur la façon dont It Happened One Night fut fait aurait été encore plus drôle que le film lui-même". Il faut dire que la genèse du long-métrage a été longtemps incertaine, mais les deux acteurs principaux, peu enclins à participer au projet, magnifient cette œuvre par leur spontanéité. Clark Gable est parfaitement convaincant dans le rôle du journaliste insolant au grand cœur, tandis que Claudette Colbert excelle dans le rôle de la jeune bourgeoise fière mais fragile.
Capra ajoute cette belle remarque à propos de son acteur, Clark Gable : "Je crois que ce fut le seul film de Gable où il n’ait jamais eu la possibilité d’être lui-même, d’être le vrai Gable, viril, enfantin, attirant, un peu mufle sur les bords."
Précisons à son propos, qu’à tort ou à raison, une légende vivace lui attribue une influence sur la mode masculine de l’époque, grâce à la scène où il enlève sa chemise et dévoile son torse nu. Les ventes de sous-vêtements masculins auraient alors fortement baissé à la suite de la sortie du film, et les fabricants essayèrent de poursuivre le studio Columbia. Quoiqu’il en soit, Clark Gable obtient grâce à ce film le seul Oscar de sa carrière et retrouve la MGM, qui l’avait écarté, avec le statut de grande star du cinéma. De son côté, la Columbia sort de l’ombre et s’impose définitivement comme un studio majeur d’Hollywood. Jusque-là, ses premières productions furent pour la plupart des westerns rapidement tournés.
En conclusion, il est important de souligner les influences apportées par ce film sur la société de son temps. En plus de l’hypothétique chute des ventes de sous-vêtements masculins liée à la scène avec Clark Gable, d’après Stanley Cavell, connu pour ses travaux de philosophie sur le cinéma, New York-Miami fait partie des longs-métrages fondateurs du sous-genre des comédies américaines de remariage, un concept formulé par Cavell lui-même. Notons également que la fameuse chute du « mur de Jericho », sous-entendue à la fin du film, Code Hays oblige, choqua l’Amérique puritaine, hostile aux relations sexuelles hors mariage.
Enfin, le dessinateur Fritz Freleng a confié s'être inspiré de New York-Miami (son film préféré), en particulier de la manière avec laquelle Clark Gable mange des carottes tout en parlant, pour créer le personnage de Bugs Bunny. Une anecdote croustillante à propos de ce film fondateur de la comédie loufoque, sous-genre mélangeant subtilement le burlesque et l’humour slapstick avec des questions liées aux mœurs, et en l’occurrence, le remariage, dont l’âge d’or perdure jusqu’au milieu des années 1940.