L’ambition fait un beau thème pour la littérature, et certaines incarnations romanesques sont dans toutes les mémoires. En se limitant à la France, et au 19ème siècle, on pense d’abord aux balzaciens Rubempré (en ambitieux qui échoue par faiblesse de caractère) et Rastignac (distingué arriviste sans scrupules). A l’autre bout du siècle, le « Bel-Ami » de Maupassant étincelle en « homme couvert de femmes », se servant de sa séduction pour grimper quatre à quatre les échelons d’une société que ses origines modestes lui interdisaient pourtant d’intégrer, mais cet ambitieux n’est bien sûr pas qu’un gigolo chanceux ! Voilà une nouvelle tentative pour donner vie « cinématographique » à Georges Duroy : elle est britannique, en double et c’est une entreprise inédite (et ambitieuse !) pour ce tandem. « Comme il portait beau par nature et par pose d'ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d'un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s'étendent comme des coups d'épervier. » Voici la deuxième phrase de « Bel-Ami », le vrai, le roman de Maupassant qu’il fit publier d’abord en feuilleton en 1895. D’emblée, à seulement regarder l’affiche du « Bel Ami » cinématographique des Britanniques Donnellan et Ormerod (avocats de formation, ils se consacrent ensemble au théâtre depuis de longues années et c’est leur premier long métrage), on se dit qu’il manque quelque chose à l’acteur : Robert Pattinson est imberbe (sauf une vague barbe de 2 ou 3 jours de temps à autre) ! Or, barbe ou plus souvent moustache (voire les deux) sont de rigueur à la fin du 19ème siècle, seules certaines professions étant exclues de ces ornements pileux, comme les domestiques ou les comédiens. Maupassant, lui-même moustachu, a bien sûr doté son double au physique (mais exact contraire au caractère, et pour l’ambition), Georges Duroy, journaliste (comme lui) et affairiste (ce qu’il n’était pas), de « bacchantes » (et les descriptions de son héros y reviennent souvent). Pour le reste, Duroy a les yeux bleus comme Pattinson et « ressemble au mauvais sujet des romans populaires » : le jeune Anglais ne déçoit pas à cet égard. Cette petite mise en perspective des deux « Duroy » semblerait s’équilibrer : Pattinson est donc, même incongrument rasé, crédible. Au physique peut-être, mais il compose un personnage sans nuances, avec deux ou trois jeux expressifs seulement, et il ne convainc pas du tout en supposé arriviste flamboyant. Le reste de la distribution est aussi limité : Uma Thurman en Madeleine (Charpentier, puis Du Roy), agaçante d’affectation (j’avais l’impression de la revoir en vendeuse de Schweppes), ne donne aucunement la mesure du personnage de Maupassant, emblématique de ces femmes intelligentes condamnées par une époque « machiste » à ne tirer profit de leurs capacités que par procuration (c’est elle qui écrit couramment les articles de ses maris successifs) et à ne pouvoir par exemple accepter un legs qu’avec le consentement de son conjoint, éternelle « mineure » juridique (la question se posera avec le testament du comte de Vaudrec) ; Christina Ricci, petite chose insignifiante et pointue, est transparente en Clotilde de Marelle, la maîtresse référence du beau Georges (sa fillette, Laurine, est à l’origine du surnom de « Bel-Ami » – scène « à faire » avec gamine anonnante aux bouclettes amidonnées). Seule Kristin Scott-Thomas tire (à peu près) son épingle du jeu en Virginie Rousset (Wagner dans le roman), la maîtresse « utile » (épouse du directeur de « La Vie Française », un financier puissant), abandonnée au profit de sa propre fille, Suzanne, richissime héritière que Bel-Ami va épouser après son divorce gagné contre Madeleine qu’il a fait surprendre en flagrant délit d’adultère avec Laroche, le ministre des Affaires étrangères. Personnages falots à l’écran, dirigés mollement. Qu’en est-il de l’histoire ? Le roman de Maupassant a été adapté de nombreuses fois au cinéma (ou à la télévision), et souvent comme ici par des non-hexagonaux. Le scénario de ce « Bel-Ami » livraison 2012 a été établi par Rachel Bennette, auteur surtout pour la BBC semble-t-il. Elle a déplacé de quelques années l’action (1890 au lieu de 1885, quand débute l’histoire), mais pour le reste suit le récit linéairement (cependant en rebaptisant les Wagner, « Rousset »). Pour quel résultat ? Hautement décevant : on assiste à une succession d’épisodes où la part belle est faite aux scènes d’alcôve, sautant allégrement nombre de développements essentiels (car si elle suit, elle coupe) – on évoque bien la politique coloniale et la concussion générée, des histoires (confuses) de banque et des gouvernements faits et défaits (3ème République), mais en pointillés, vaguement, alors que le roman est celui de l’ascension irrésistible d’un opportuniste amoral, mais aussi une vigoureuse chronique sociale abordant la corruption des nantis, la position des femmes, les rapports presse/politique/argent… toutes choses à peine esquissées. Plus qu’un récit d’apprentissage, plus qu’une satire mordante et pertinente de la société, plus qu’une étude du journalisme de l’époque, ce qu’une adaptation digne de ce nom d’un estimable ouvrage littéraire aurait dû prendre en compte et savoir traduire à l’écran, ce « Bel Ami » a tout d’une revue sur papier glacé donnant à voir les « people » du moment, sans recul, sans point de vue (cet aspect « Gala » & co tenant aussi pour beaucoup à la photo rutilante et léchée, et à l’ameublement très « Mitteleuropa » des salons bourgeois autant que du garni des après-midis crapuleuses de Bel-Ami - tournage en Hongrie oblige ; cet excès de dorures et de « pâtisseries » n’est pas dans la note du mobilier en usage alors en France). On a compris que Duroy, qui avait su placer judicieusement ses pions (dont ses atouts physiques, mais pas que) avait réussi, mais on n’a pas bien compris les tenants et aboutissants, puisque peu est montré du contexte, ou mal, et rien n’est vraiment justifié et expliqué. On abandonne Bel-Ami triomphant, qui a mis la main sur une dinde richement dotée, le jour de son mariage (dans une église rococo, là aussi assez peu parisienne), avec le sentiment d’avoir été floués, par 1 h 43 bien vide. Et que dire du style de Maupassant, vivant, enlevé (« feuilletonesque » en la circonstance), et comme toujours élégant, brillant : aucun équivalent dans le découpage poussif et la mise en scène atone ici proposés !