Ça faisait longtemps, depuis In The Mood For Love en 2000 pour être précis, que je n’avais pas été touchée par un film de Wong Kar-Wai. Le romantisme esthétisé à l’extrême de 2046 m’avait laissée de marbre, et My Blueberry Nights était un film mignon mais décevant.
Wong Kar-Wai a eu l’idée de The Grandmaster il y a environ dix ans, et il a commencé à se documenter alors qu’il tournait In The Mood For Love. Il y a du In The Mood For Love dans The Grandmaster. Il y a des plans qui pourraient s’échanger, une même atmosphère, une même langueur.
Wong Kar-Wai voulait rendre hommage à Ip-Man, maître de kung-fu et mentor de Bruce Lee, dont il suit la vie des années 30 au début des années 50. Son histoire se confond avec l’histoire de la Chine, puisqu’il connaît la dernière dynastie, l’invasion japonaise, la guerre civile et l’occupation britannique à Hong-Kong où il est réfugié. Cette histoire chinoise, on la connaît mal en France. The Grandmaster n’a d’ailleurs rien d’un film occidental, si l’on considère que l’occident aujourd’hui, c’est l’Amérique et son formatage culturel. C’est un film sur les arts martiaux, mais ce n’est pas un film d’action. Il y a des bons et des méchants, mais personne ne gagne à la fin. Le film n’est pas linéaire, il suit Ip-Man, puis Gong Er, la fille du grand maître Baosen. Au seuil d’un dénouement ou d’un combat, parfois au milieu d’une scène, on change de lieu, de personnage, ou même d’année. On revient en arrière, on repart. Cette construction est si étrangère aux habitudes du spectateur occidental que c’en est déroutant. Les dialogues aussi, faits de proverbes, de métaphores et d’aphorismes, sonnent bizarres à nos oreilles. L’oeil-démiurge, esthète et perfectionniste de la caméra de Wong Kar-Wai vagabonde au milieu des détails, entre les corps. Il est toujours en mouvement, d’un mouvement qui ralentit le temps pour mieux chercher et comprendre ce qui se passe, là, la vie. Les personnages sont souvent derrière quelque chose, un panneau sculpté, un voile, une grille, ou filmés en plongée, coincés entre deux murs. Le paysage est un décor, une série de détails et d’objets à briser, une vitre qu’un corps qui tombe fait éclater. Et on passe ailleurs, dans le hors-champ, que le combat a fait apparaître. À un moment du film, Gong Er visite une maison close et demande à son père pourquoi il l’a emmenée là. Il répond quelque chose comme ”Ce que tu ne vois pas existe quand même”. Voilà ce que la caméra de Wong Kar-Wai cherche à faire, à montrer ce qui est là, ce qui existe devant nos yeux, mais qu’on ne voit pas. On est parfois perdu dans les flous et les tremblements de l’image, mais il faut se laisser aller à cette perte, et y prendre plaisir.