J'ai vu When You're Strange, le documentaire de TomDicillo sur les Doors, qui relate la trajectoire du groupe depuis leur formation en 1965 jusqu'à la mort de Jim Morrison en 1971.
Un groupe comète, un groupe fulgurant, qui n'aura existé que cinq petites années et apporté tant de choses à la musique, à leur époque, à l'inconscient collectif. Car tout le monde ou presque a en tête le visage christique de Jim et peut fredonner la mélodie de "Light my Fire". Moi par exemple. Je connaissais les Doors sans les connaître. Au delà du rock et de la voix de Morrison dont la signature vous hante, leur musique m'évoquait un son étrange, une bizarrerie, un air de cirque. Je sais maintenant que cette impression est due au piano électrique, espèce d'ancêtre du synthétiseur, de Ray Manzarek.
Mais c'est tout. Les Doors ont terminé leur carrière il y a près de quarante ans, et moi je débarque de ma planète. Et je découvre, et j'apprends. Et je regarde, bouche bée, les vidéos des concerts, des enregistrements, Jim Morrison complètement défoncé, l'extraordinaire cohésion du groupe qui a porté à bout de bras leur poète maudit de leader. Je tape du pied au rythme des chansons que je ne connaissais pas: "Wild Child", "The End", "Love Me Two Times", "When You're Strange"... J'ai la chair de poule, je ne peux pas détacher mon regard du visage de Morrison, de sa silhouette androgyne et des boucles tombant sur ses épaules. Je suis surprise par sa métamorphose, à la fin de sa vie. Bouffi d'alcool et de drogue, malade à en crever. Et je pense: "Bouffi comme Elvis au soir de sa vie lui aussi". Comme son idole.
D'autres images arrivent alors, il harangue une foule en délire, il a le charisme d'un prédicateur en transe. La scène est son église, les fans sa congrégation. Complètement stone, il finit le concert exténué et à peine conscient, sous l'oeil apparemment impassible de Densmore, Krieger et Manzarek qui jouent et jouent encore, faisant de chaque frasque du chanteur une performance. Magie des hommes qui se comprennent d'un regard. Beauté de la loyauté de ces membres de l'ombre au talent fou envers ce putain de Jim Morrison.
J'ai tout appris sur les Doors grâce à ce film, et je me suis rendue compte que j'aimais vraiment ce groupe au destin tragique. On sait depuis le début que ça ne va pas durer, on guette avec anxiété en même temps qu'eux le moment où le leader va s'écrouler et rendre son âme torturée, égocentrique et géniale.
Et puis il y a ce travail de recherche d'images d'archives, ce travail minutieux et précieux servi par un montage impeccable et fluide. Tout est à sa place, y compris la voix sobre et claire de Johnny Depp qui narre sans bavarder, qui informe sans jamais s'imposer. Et enfin, ce film Highway, tourné par Morrison lui-même en 1969, et que DiCillo distille tout au long du documentaire.
Cet effarement: "C'est un acteur?" "Il lui ressemble trooop!!!" "Ça, c'est DiCillo qui l'a tourné et ajouté au docu, non?" "C'est vraiment trop bien fait!" Heureusement qu'une interview de John Densmore, le batteur du groupe, m'a appris la vérité!
Je me suis alors rappelé la cruelle ironie du subterfuge du réalisateur: au volant de sa voiture, Jim allume la radio, se crispe et accélère comme un fou... La voix du speaker annonce la mort à Paris du chanteur déjà légendaire des Doors. A 27 ans. Comme Jimi Hendrix, Comme Janis Joplin.
Âge maudit que j'atteindrai le mois prochain... Mais je n'ai rien à craindre, ce sort semble réservé aux génies autodestructeurs. Et je n'ai rien d'un génie. Peut-être suis-je suffisamment étrange pour que la vie et l'art de Jim Morrison me parlent. Et pour qu'un concert des Doors me file la chair de poule comme si j'y étais, quarante ans après.
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