Après Michel Houellebecq avec La Possibilité d'une Île, Philippe Claudel avec Il y a longtemps que je t'aime, Bernard Werber avec Nos Amis les Terriens, Jean-Michel Ribes avec Musée Haut, Musée Bas ou encore Marc Dugain avec Une Exécution Ordinaire, voilà à nouveau, en la personne de Yasmina Reza, un écrivain qui décide d'adapter au cinéma un de ses propres écrits. Mais Yasmina Reza se soucie-t-elle de prolonger un phénomène de mode, et s'inscrire mollement à la suite des Werber, Claudel & Co?
Il semblerait plutôt que sa démarche ait un vrai mobile: "J'ai toujours cherché des formes différentes pour m'exprimer, car la vérité est fuyante" a-t-elle ainsi déclaré lors d'une avant-première de son film à l'UGC Ciné Cité Strasbourg. Le film vient ainsi continuer cette exploration des formes d'expression possibles, après notamment le théâtre ("Art", "Trois Versions de la Vie, Le Dieu de l'Orage), le récit (Une désolation, Nulle Part), l'essai (Dans la Luge d'Arthur Schopenhauer), le jeu (un rôle important dans Loin d'André Téchiné, en 2001) ou encore la campagne électorale... Autant de formes différentes, pour lesquelles Yasmina Reza s'est tour à tour intéressée, et qui prouvent son insatiable curiosité...
Ici la voilà donc à la tête d'un long-métrage du nom de Chicas, adapté de sa Pièce Espagnole, avec un budget de 6 000 000 €. Principalement tourné à Malaga et à Toulouse, Chicas propose les préoccupations habituelles de Yasmina Reza, se focalise en l'occurrence sur les thèmes de prédilection de son théâtre: le déracinement, le désir d'ailleurs, la fratrie, la famille, la mère envahissante,... On y retrouve aussi son écriture incisive, précise et attentive, son sens du comique et de l'observation des moeurs de son temps. Mais si la dramaturge adulée dans le monde entier et lauréate de deux Molières de l'auteur (la première fois en 1987 pour Conversations après un enterrement, la deuxième fois en 1995 pour "Art") reprend les ficelles et les ingrédients qui ont fait le succès de ses pièces, ce n'est pas pour autant que, à l'occasion de son passage à l'écran, elle sombre dans le piège éculé du théâtre filmé. Elle le disait bien également elle-même: le choix du cinéma n'était pas anodin, c'était vraiment la dimension cinématographique qui l'intéressait, la dimension "picturale, silencieuse, musicale".
Ce qui est avant tout saisissant devant ce premier long-métrage, c'est que, malgré sa relative brève durée d'1h24, il se présente d'une grande densité, d'une grande richesse. Portrait de famille déséquillibrée (le scénario paraît centré sur le moment que cette famille passe ensemble), film expérimental (les scènes de la pièce bulgare que répète Aurélia), réflexion sur les couples et les générations (Carmen Maura et Emmanuelle Seigner qui se confrontent), comédie burlesque ("-Vous tremblez. Vous tremblez. - Il le dit deux fois? - Non, mais tu réponds pas!"), drame (le moment où l'actrice Nuria, qui vient pourtant d'être auréolée d'un prix aux BAFTA décerné par Stephen Frears, ingurgite tristement des chocolats, toute seule, dans sa grande chambre d'hôtel) et journal intime (Reza a concédé le caractère parfois autobiographique du film, de plus les souvenirs d'enfances renvoient à une certaine forme de journal intime filmé). Chicas parvient donc à être tout cela, à évoquer tout cela. Évidemment le mélange ne va pas sans maladresse, mais il a un tel charme que le spectateur se laisse facilement emporter.
Reza capte avec magie des moments exceptionnellement beaux dans leur évanescence douloureuse: les seins de Nuria rapidement révélés lorsqu'elle met une des deux robes assez "modernes" qu'elle compte initialement mettre pour la cérémonie des BAFTA (avant d'opter, sur le conseil de sa mère Pilar, pour la robe mauve qu'elle portait déjà au Festival de Cannes); Christal qui, dans un bref moment d'épanouissement, danse tout en courant dans la rue, totalement décomplexée; Fernand et Pilar qui, dans un plan large particulièrement admirable, demeurent à deux mètres de distance, indécis, dans un jardin public, alors que Fernand vient de faire sa demande de mariage ("Veux-tu m'épouser?); ou encore Maurice et Aurélia qui, dans un moment absolument magnifique, s'enlacent sur un fauteuil, plein d'affection bourrue.
Les plaisirs sont nombreux en fin de compte devant ce Chicas. Celui de voir Emmanuelle Seigner, qu'on a trop l'habitude de voir à l'ombre de son mari Roman Polanski, décidément sublime dans ce rôle d'actrice en phase d'instabilité. Celui d'apprécier les dialogues ciselés de Yasmina Reza ("Je veux me comporter en tourtereau si l'envie m'en vient" dit Fernand) prononcé par des acteurs particulièrement délicieux (notamment André Dussollier et Bouli Lanners). Ou encore celui de constater la structure finalement originale du film, qui propose autant de tranches de vie, ou de visions à la Christian Bobin ou à la Rimbaud. Une belle manière de prouver qu'il existe une équivalence cinématographique à l'écriture de la poésie ou à celle du fragment.