Outre son aspect fantasque et son allure de capharnaüm cinématographique, la filmographie de Terry Gilliam s’est toujours focalisée sur une thématique particulière, celle de la libération de l’homme par la voie de l’imaginaire. Créateur rocambolesque, l’ex-Monty Python n’a de cesse de filmer des personnages bousculant leurs esprits au-delà de leurs limites, disposant d’une certaine condescendance vis-à-vis de la folie. Et à ce titre, « L’Homme qui tua Don Quichotte » pouvait s’attendre comme son zénith, autant que la simple idée de le regarder nous procure une certaine peur. C’est un fait, on aurait adoré ici contempler l’œuvre ultime de Gilliam, tant l’histoire de ce film a fait de lui un véritable mythe de cinéma. Et cela pose une question : comment être à la hauteur de telles attentes ? Dans le cas de « L’Homme qui tua Don Quichotte », il est pratiquement impossible de regarder le film sereinement, tant il est hanté par vingt-cinq années de poisse et de méchef. Et c’est là que l’on pense au pire : le film peut être grandiose, comme il peut être médiocre, mais ça n’est qu’un film, qui quoi qu’il en soit ne peut égaler son propre mythe.
Et finalement, on ne peut s’empêcher de ressentir une légère frustration rien qu’en se retrouvant face à ces images matérialisant cet ovni de cinéma. Mais on ne peut également s’empêcher de penser que Gilliam s’en sort, in fine, avec superbe. L’humilité du bougre n’a d’égale que la portée de son délire, à la fois halluciné et hallucinant. Plus que jamais, il fait ce qu’il veut de son spectateur. Il le manipule, lui montrant des choses qu’il ne pensait pas voir, lui laissant ressentir tout l’amour qu’il porte à ce mirage de cinéma. Quelque part, nous aimons « L’Homme qui tua Don Quichotte » parce qu’il s’agit là d’un film réalisé avec un amour incontestable. D’ailleurs, Gilliam n’hésite pas à s’incarner à travers le personnage de Toby, joué par Adam Driver, un jeune réalisateur ayant laissé ses rêves derrière lui pour désormais s’y replonger. À juste titre, le long-métrage se montre passionnant en nous montrant quelques séquences d’une adaptation de « Don Quichotte », que le personnage de Toby a réalisé pour ses études. Et autant le dire d’emblée, ce film à l’air sublime. On aimerait en voir plus tant ces rush tiennent du génie. Cependant, il n’en sera rien, et c’est ainsi que Terry Gilliam se plait à nous frustrer davantage, en nous montrant un film dans le film, ne cessant jamais vraiment de filmer l’invisible en créant le non-film de son mythe.
Frénétique, « L’Homme qui tua Don Quichotte » est un film possédé par le désir du cinéma, traquant les rêves de son personnage principal, comme ceux de son réalisateur, laissant de coté la réalité. Forcément, Gilliam ne peut s’empêcher de flirter avec la caricature ainsi qu’à l’humour lourdaud et autres moments inégaux. Il met en scène un Don Quichotte immoral, et fait même de cette immoralité le principal propos de son film : la folie est le meilleur argument pour s’offrir la liberté d’importuner en toute impunité. Et c’est là que « L’Homme qui tua Don Quichotte » nous laisse savourer sa totale réussite. Le film n’est pas à la hauteur de son mythe. Il n’est pas benoitement grandiose, ni magistralement médiocre, mais simple, humble, et fidèle à l’esprit de son auteur. C’est un film sincère, laissant l’honneur couler dans ses veines, et la cruauté de sa réalité s’accrocher à ses rêves. Parce qu’aucun film n’égale un fantasme, « L’Homme qui tua Don Quichotte » n’est pas fait d’illusions, mais de chimères. Et d’idées aussi, beaucoup d’idées…