Un film baroque, chatoyant, vertigineux, qui nous entraîne dans le maelström étourdissant des glissements continuels entre le même et l’autre, fidèle en cela à la puissance tourbillonnaire originelle du chef d’œuvre de Miguel de Cervantes Saavedra. Mais là où le sens du verbe romanesque pouvait se faire irréductiblement labile, l’image, fût-elle changeante et ondoyante, ne permet pas d’atteindre le même degré de plurivocité. Sous les dehors symptomatiques d’une démence monomaniaque, la folie du Don Quichotte imaginé par Cervantès était en même temps l’illustration loufoque d’un idéalisme fanatique abolissant toute différence entre l’être et le devoir-être. Terry Gilliam redonne vie à cette figure parodique du « chevalier errant », mais sur le mode tragi-comique d’un délire d’identification au personnage lui-même délirant de Don Quichotte. Cordonnier de profession, acteur le temps d’un court-métrage anglophone où on lui demanda de se mettre dans la peau de l’hidalgo à la cervelle dérangée, un vieil homme esseulé a fini par se prendre pour le héros de Cervantès ; et ce dans un rapport de fidélité naïve et obstinée au script du film tel qu’il l’avait cahin-caha assimilé. Ainsi, de sa bouche d’hispanophone, ce n’est pas même la prose de Cervantès qui sort, mais une version balbutiante, phonétiquement accidentée, de sa traduction en anglais. Il persiste donc à désigner Sancho Panza comme son « squirrel » (écureuil), et non comme son « squire » (écuyer) ! En fait, de même que Don Quichotte s’attachait à la lettre des récits de chevalerie dont son cerveau malade était rempli, il répète avec une opiniâtreté d’illuminé les mots qu’il avait jadis prononcés pour les besoins du court-métrage de Toby. Mais ce faisant, alors que la folie de Don Quichotte, sophistiquée et flamboyante, était celle d’un lettré plein d’assurance, celle du pauvre cordonnier s’avère d’autant plus burlesque et émouvante qu’elle est empreinte de maladresse. Elle a en outre quelque chose de pathétique, un fond désespéré que n’avaient pas les sidérantes divagations du Don Quichotte de Cervantès. En effet, contrairement au dérangement de l’hidalgo, celui du cordonnier ne procède pas d’une conviction délirante rationalisée, mais d’une identification fantasmatique assez primaire qui prend au bout du compte la dimension tragique d’une illusion vitale. Car dans la tête et le cœur du cordonnier, les idées et les sentiments du « chevalier errant » sont désormais la substance même d’une existence vibrante, d’une vie exaltante et exaltée dont il n’avait sans doute jamais senti les moindres prémices lorsqu’il végétait dans l’obscure solitude de son échoppe. Peut-être en a-t-il perdu la raison, mais c’est par cette étrange (ré-)incarnation qu’enfin il a pu naître véritablement et se sentir porté par la croyance en quelque chose de noble. C’est d’ailleurs le message, s’il en est un, du film-fable de T. Gilliam : la vie est du côté de ceux qu’une croyance habite et qui poursuivent un idéal. Jadis, le cordonnier s’était vu dire « tu es Don Quichotte », il a fini par le croire, et cette croyance toute chimérique lui a donné un souffle vivifiant. À l’opposé, dans le court-métrage de Toby, la jeune Angelica ne s’était pas vu confier de rôle significatif. Seulement celui d’« une fille ». Cependant, Toby l’avait encouragée à tenter sa chance dans le cinéma. Il lui avait dit : « tu peux être quelqu’un ». Mais, n’ayant d’autre but que celui d’être rapidement « une star », elle s’est brûlé les ailes, elle a fini par n’être vraiment plus qu’« une fille » (de joie), avant de tout bonnement se vendre au diable, en la personne du magnat russe de la vodka. Car ce Miiskin personnifie le Mal. Il est le Prince de ce monde. Un monde où l’argent et le pouvoir corrompent tout. Et puis surtout un monde où règne le cynisme, et où toute conviction morale, toute croyance, paraît vouée à n’être plus qu’un objet d’amusement et de raillerie sarcastique. La fête carnavalesque de la fin du film en est d’ailleurs l’extravagante mais juste caricature : tout s’y mélange, tout s’y égalise dans le même vide, dans la même évanescence ; car tout n’y est que simulacre et dérision. Or pour ne plus être complices de cette mascarade nihiliste, nous n’avons d’autre choix que d’être à notre tour des Don Quichotte bravant les rires moqueurs. C’est d’ailleurs ce que Toby, lui-même tombé dans le cynisme, finit par (se) figurer. Et si tel est bien le sens dernier de toute la fable, derrière et par delà toutes les mises en abyme, on peut subodorer que Terry Gilliam, moins ironique que Cervantès, voudrait nous faire souscrire à la maxime de son Quichotte : « Croire en nous-mêmes quel qu’en soit le coût ».