Peu d’oeuvres possèdent une aura de “Film maudit� aussi absolue que le projet de Terry Gilliam consacré à Don Quichotte. Il faut remonter aussi loin que le début des années 90 pour trouver les origines de ce projet un peu fou, comme tout ceux initiés par Gilliam, qui devait compter Jean Rochefort et Johnny Depp au casting. Le réalisateur anglais se rendit compte, après avoir obtenu tous les feux verts et les financements, que le récit de Cervántes était inadaptable en tant que tel. Il décida donc de recourir à la ficelle bien connue du personnage qui se retrouve propulsé dans une temporalité différente : en d’autres termes, Don Quichotte allait venir faire un petit tour au 20ème siècle. Entamé en 2000, le tournage virera à la catastrophe, au point de pousser le pourtant obstiné Gilliam à rendre les armes : producteurs et bailleurs de fonds feront défection, les avions de la base militaire voisine empêcheront toute prise de son effective, des pluies diluviennes détruiront le matériel de tournage et Jean Rochefort, qui devait incarner le Chevalier à la triste figure, souffrira une hernie discale qui l’empêchera définitivement de monter à cheval. De ce naufrage en règle ne subsistera qu’un documentaire, ‘Lost in La Mancha’, sur ce tournage à peine croyable contre lequel l’univers entier semblait s’être ligué. Au fil des années, il fut maintes fois annoncé que le projet allait être remis sur les rails, avant que des avanies systématiques ne portent à chaque fois le coup de grâce à ces nouvelles tentatives. La sortie de ‘L’homme qui tua Don Quichotte’, bien éloigné à tous points de vue de ce qu’il devait être à l’origine, tient donc du miracle ! Pourtant, Jean Rochefort est mort. Artistiquement, Johnny Depp n’est pas loin de l’être. C’est donc le fidèle Jonathan Pryce flanqué du désormais inévitable Adam Driver qui reprennent leurs rôles, et il est cette fois question d’un vieil homme ayant incarné le héros picaresque dans le cadre de l’oeuvre de jeunesse d’un aspirant cinéaste. Dix ans plus tard, les deux hommes se retrouvent : le jeune artiste est devenu un publicitaire cynique...et le vieil homme est devenu Don Quichotte et y croit dur comme fer ! Evidemment, quand on connaît le parcours houleux du projet et plus généralement celui de Terry Gilliam, il n’est pas besoin d’y regarder à deux fois pour comprendre à quel point ce film tenait de l’obsession personnelle, que le portrait de ce vieil homme rêveur et obstiné qui refuse de se plier aux contingences de la réalité, convaincu que le monde qu’il imagine vaut plus que le monde qui est, nostalgique d’un âge d’or qu’il se croit destiné à faire revivre, colle autant au cinéaste qu’au personnage littéraire. On y trouve d’ailleurs tout ce qui fait le charme des films de Terry Gilliam, cette générosité totale, cet imaginaire fantasque et débridée, ce rapport contrarié à la réalité et à la vérité et cette vision poétique et romantique, dépouillée de tout cynisme, de ce qu’est le monde, ou plutôt de ce qu’il devrait être. On y retrouve aussi ce qui fait leur limites, ce dédain pour les normes qui se paye au prix de l’efficacité, ce “trop-plein� de tout qui conduit à la boursouflure et cette incapacité à s’arrêter à temps, avant que les péripéties ne commencent à lasser et que la faiblesse de la structure ne devienne trop apparente. Comme à chaque fois, le tout est de savoir si les avantages l’emportent sur les inconvénients : pour ma part, j’estime que cette fois, c’est bien le cas et que ce film-arlésienne est de meilleure tenue, éventuellement une manière plus digne de conclure une carrière, que ne l’étaient l’inconsistant ‘Zero theorem’ ou même ‘L’imaginarium du Dr Parnassus’, et que l’Homme de la Mancha peut rejoindre tranquillement Sam Lowry et le Baron de Münchausen parmi les projections les plus évidentes de Terry Gilliam à l’écran.