(Trop) souvent comparé avec le film d'Abel Ferrara dont il partage seulement une partie du titre et un personnage de flic dépravé, ce Bad Lieutenant: Escale à la Nouvelle Orléans, loin d'un simple remake, est bel et bien un vrai film de Werner Herzog, ce cinéaste de l'extrême et homme de tous les défis; tournant dans les rapides des forêts amazoniennes pour Aguirre, hypnotisant ses acteurs sur Coeur de Verre, travaillant avec Bruno S. un ancien interné dans un hôpital psychiatrique, s'entretuant presque avec Klaus Kinski, son alter ego et ennemi intime...
Même si ce nouveau film a été tourné aux États-Unis, avec les sous d'Avi Lermer, producteur du dernier Rambo, et avec Nicolas Cage et Eva Mendes en têtes d'affiche - des acteurs à priori plutôt bankables et relativement bien intégrés dans le star system, Werner Herzog n'a en rien cédé aux sirènes hollywoodiennes. Ce film, malgré son affiche racoleuse de série B et sa fausse allure de pseudo-remake du film d'Abel Ferrara, est profondément marqué du sceau, de la signature de ce Herzog. En effet, avec ce nouveau film, Herzog n'abandonne en rien ses préoccupations habituelles: la Folie, le Mal, le fossé entre Idéal et Réalité, les aspirations hautes de l'Homme se heurtant à ses douloureuses limites, intellectuelles, sociales ou encore physiques - Terence Mc Donough souffrant ainsi de problèmes de dos...
Par son côté hors-norme, et ses excès gargantuesques en terme de folie et de mégalomanie, le personnage de Terence Mc Donough, incarné par un Nicolas Cage dément, qui trouve là son meilleur rôle, rejoint aisément la tribu des Aguirre, Kasper Hauser, Fitzcarraldo et autres Stroszek, dans l'univers de Werner Herzog.
Il faut aussi insister que tout en continuant avec cohérence une oeuvre marquée par la Folie et les personnages hors-normes (remarquons aussi que Herzog a monté quelques opéras de Wagner, dont Lohengrin, également chargés de personnages marginaux et excessifs); Herzog se renouvelle ici. S'il avait déjà tourné quelques films aux États-Unis, passés pour la plupart inaperçus en France (ni sortis en salle ni en DVD), notamment des courts-métrages et des documentaires, ainsi qu'un film sur un rescapé de la guerre du Vietnam interprété par Christian Bale (Rescue Dawm, 2006); il prouve ici définitivement qu'il est capable d'entamer une nouvelle carrière aux États-Unis. Et on attend avec impatience ses prochains films, dont My Son, My Son, What Have Ye Done, projeté au dernier Festival de Venise, avec David Lynch comme producteur exécutif!
Son Bad Lieutenant a en effet de quoi enthousiasmer. On y perçoit une énergie, un plaisir de tourner proprement communicatif: "Bad Lieutenant est venu très facilement et je crois qu'on y perçoit mon plaisir de tourner", confie ainsi Herzog dans une interview des Cahiers du Cinéma. Il y a dans ce film une volonté tangible d'audace, une volonté de se renouveler, de montrer des choses jamais encore vues au cinéma: que l'on pense seulement aux projections de Terence Mc Donough, dû à sa consommation excessive de drogues illicites - les iguanes sur une table, l'âme d'un cadavre en train de danser du hip-hop ("His soul is still dancing")...
Ce qui aussi ne peut que décupler notre enthousiasme est la façon dont Herzog se conduit avec les codes américains. Non seulement il a trouvé en Amérique les stars et les sous qu'il voulait (d'ailleurs Herzog a achevé le film pour 6 millions de dollars de moins que prévu, ce qui n'était jamais encore arrivé à Hollywood!) et sans céder le moins du monde aux lois du marché (la version du film étant un director's cut); mais encore il joue avec les codes du cinéma américain pour mieux les détourner. En apparence, le film se plie sagement aux conventions des films hollywoodiens, avec affiche de série B, bande-annonce normative, happy-end à la fin et personnage aux allures de héros (promu lieutenant au début du film, et capitaine à la fin), mais en réalité c'est l'occasion d'une véritable euphorie du Mal, un anti-conte joyeusement irrévérencieux qui prêche un machiavélisme de bon marché ("Jeder für sich und Gott gegen alle" -Chacun pour soi et Dieu contre tous, comme le dit le titre d'un autre film de ce bon vieux Werner).
En somme, Herzog s'est glissé dans Hollywood, insidieusement, comme un serpent. Un serpent qui danse.