Je garde un souvenir ému de ma découverte des Aventures d'Adèle Blanc-Sec dans la Librairie Générale d'Arcachon un après-midi d'été pluvieux, et de la présence incongrue de Pazuzu dans ce feuilleton déjanté et délibérément décousu qui m'avait permis d'en obtenir l'achat par ma mère, spécialiste des Antiquités Orientales. C'est donc avec curiosité, mais aussi inquiétude, que j'attendais l'adaptation qu'allait en faire Luc Besson, qui pour l'occasion a parjuré son serment de s'arrêter après son dixième film en tant que réalisateur.
Le film commence par une adaptation apparemment très fidèle de la bande dessinée, plus précisément le début de "Momies en Folie", avec la voix off qui remplace le commentaire encadré. On suit ainsi Edmond Choupard, étrangement rebaptisé Ferdinand, en train de regagner son domicile dans un état d'hébriété (je laisse la faute d'orthographe originale) avancé. Il passe bien devant la statue de Jeanne d'Arc, mais la différence de traitement de cet épisode entre Tardi et Besson est symptomatique : là où le dessinateur se contente de décrire ainsi : "Choupard jette un regard stupide et respectueux à la statue dorée, équestre et totalement dénuée d'intérêt de la pucelle d'Orléans", le cinéaste arrête son personnage pour le faire pisser contre le socle de la statue en déclamant: "Fais pas ta pucelle, c'est sûr que t'en as vu d'autres !"
Voilà qui annonce clairement les deux aspects essentiels du fiilm : le bon, la réussite de la recréation de l'univers graphique de Tardi, et le mauvais, la dénaturation de la tonalité du récit. Côté visuel, Besson a manifesté une fidélité très appréciable à de nombreuses planches de la B.D., allant jusqu'à reprendre les mêmes cadrages et les mêmes angles ; il est aussi fidèle au goût du dessinateur pour les monuments de Paris : le Jardin des Plantes, le Louvre, l'Elysée, aidé par la photographie de Thierry Arbogast. Cette fidélité se manifeste dans de nombreux détails, comme la chaudière en zinc qui fournit l'eau de la baignoire d'Adèle.
Autre réussite : l'animation des personnages (je reviendrais après sur Adèle). Mathieu Amalric, méconnaissable, incarne un Dieuleveult très convaincant de haine et de folie ; Jean-Paul Rouve n'a pas eu de grands efforts de grimage à faire, vu sa ressemblance avec le Justin de Saint-Hubert dessiné par Tardi. Jacky Nercessian en Espérandieu et Philippe Nahon en Ménard sont eux-aussi très fidèles à leurs modèles de papier. Mais le plus réussi est sans doute Gilles Lellouche dans le rôle de l'inspecteur Caponi, celui dont Tardi se demande à la fin du premier épisode "L'Inspecteur Caponi ne risque-t-il pas de devenir efficace à force d'essuyer échec sur échec ?"
Luc Besson a décidé de construire un scénario original à partir d'éléments piochés essentiellement dans le premier tome, "Adèle et la Bête", et le troisième, "Momies en Folie". Il n'avait pas vraiment d'autres choix, tant l'intrigue originale semblait impossible à reprendre in extenso, avec ces personnages démultipliés à l'infini : Albert, Joseph, Ripol, Flageolet, Edith Rabatjoie, Dugommier, Rove, Mouginot, Clara Bernardt ou Peissonnier... Il a donc tenté de donner un sens à ce qui était délibérément foutraque, en introduisant le personnage de la soeur d'Adèle et l'expédition en Egypte, réminiscence du "Cinquième Elément", ou en transformant certains épisodes, comme le sauvetage de Ripol par le ptérodactyle mécanique d'Edith qui devient celui de Dieuleveult par le vrai reptile dompté par Adèle.
Ce n'est pas l'abandon de tel ou tel épisode qui pose problème, mais la perte du style feuilletonnesque et abracadabrantesque, et du point de vue ironique du narrateur sur les valeurs dominantes de la bourgeoisie de la Belle Epoque, remplacé par un comique beaucoup plus basique et premier degré, qui transforme par moment Capoini en un ancêtre du commissaire Gibert, le flic neuneu joué par Bernard Farcy dans "Taxi".
Et Louise/Adèle ? Une première chose est sûre, ce n'est pas le même personnage. Tardi explique que dans les années 70, il n'existait dans la B.D.comme personnage principal féminin que Bécassine qui n'avait même pas de bouche, ou des pin-up du genre Barbarella. C'est pour cela qu'il a créé Adèle, avec les mêmes caractéristiques qu'un héros masculin. Moderne pour son époque (et même pour les années 70), Adèle fume, gagne sa vie et n'est pas dépendante des hommes.
L'Adèle des albums à la mine boudeuse, et elle passe son temps à se faire assommer et à se laisser entraîner par sa curiosité dans tous les pièges tendus par ses nombreux ennemis. L'Adèle du film est une sorte d'Indiana Jones en jupons, avec une touche d'Arsène Lupin pour les déguisements, et qui commence à jouer sa partie de tennis comme Suzanne Lenglen et la finit comme Venus Williams. Louise Bourgoin remplace l'air renfrogné de son modèle de papier par une énergie péremptoire, (dés)servie par des dialogues du type "J'ai une tête à boire du thé ?".
L'"Adèle Blanc-Sec" de Besson se laisse regarder, pour les raisons expliquées plus haut (la galerie de personnages, le respect de l'univers graphique de Tardi), et aussi pour l'enthousiasme naïf et communicatif de l'auteur de "Léon". Le film a certes beaucoup moins d'envergure que la B.D., que ce soit du point de vue de la narration que de la dénonciation de la société qui a engendré le grand massacre de 14-18, mais il offre quand même un honnête divertissement.
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