Chez Michael Mann, Johnny Depp est cet oiseau noir de la chanson de Diana Krall. Sa volatilité s’incarne tout entière dans son goût pour une existence en marge de la société : son activité de hors-la-loi le conduit à ressentir, à chaque nouveau pillage, à chaque sortie en public, ce frisson qui le raccorde à l’instant présent dont il se rend acteur. Incapable de rester en place, John Dillinger sillonne l’Amérique au volant de sa voiture, tour à tour Buick, Chevrolet ou Ford ; il semble constamment engagé dans un futur écrit à l’encre des quotidiens, des annonces circulant dans les cinémas ou à la radio. Peu importe à un homme de savoir d’où il vient, l’essentiel est de savoir où il va. Pourtant, cette mobilité fondamentale se voit court-circuitée par l’amour-passion entre un Johnny Depp formidable et une très belle Marion Cotillard. Public Enemies ne s’intéresse donc pas tant à la famille que forment les braqueurs qu’à l’incapacité d’un oiseau noir de se poser pour jouir des fruits de sa liberté. Condamné à s’envoler, Dillinger connaît progressivement solitude et blessures, jusqu’au coup fatal porté à la sortie d’un cinéma. Car la grande faille dans son système réside dans la conviction que le bandit court plus vite que le policier. Et derrière la course-poursuite, Mann dépeint avec une minutie et une reconstitution historique impeccable la naissance du FBI, grâce à l’action conjointe de J. Edgar Hoover et Melvin Purvis. À mesure que le système policier se perfectionne, les coups heurtent davantage, les balles tuent, les fusillades se rallongent jusqu’au massacre en pleine forêt, orchestré de main de maître. Surtout, ce perfectionnement adopte des méthodes similaires à celles des criminels, voire plus radicales encore. Pèse donc sur les épaule de l’ennemi public numéro un une fatalité de plus en plus lourde, jusqu’à coup de grâce final faisant suite à la projection, non sans ironie, de Manhattan Melodrama. Bye bye, comme le dit la chanson. Pourtant, Michael Mann souffle dans son personnage suffisamment de grâce pour en faire une icône douée d’une âme qui n’est, quant à elle, pas prête de disparaître. Venir pour braquer la banque et non ses clients, rester populaire dans l’opinion publique, faire le moins de victimes possible, telles sont les ambitions de ce Robin des Bois des temps modernes. Dillinger est une légende vivante et construit sa légende au fil de ses actions, dans l'immédiateté de son présent. La maestria de la mise en scène confère au long-métrage un réalisme brut teinté de moments de poésie fugace. Et dans ce monde d’hommes où s’entretuent les hommes, la femme paraît à la fois absente et toujours présente dans l’esprit de l’amant. On aurait tort d’interpréter ce choix comme une forme de rejet du féminin au profit de la virilité triomphante. L’entièreté de Public Enemies est basée, au contraire, sur l’inaptitude de l’homme à résoudre sa violence, au point de mettre en péril la société dans laquelle il vit. Preuve à l’appui, le titre renvoie à une pluralité d’ennemis, en l’occurrence deux : le gangster et le flic. Comme si lutter contre la loi ou alors la défendre aboutissait à la même conclusion : mettre le monde à feu et à sang, changer l’épouse en veuve, le fils en orphelin, entretenir la violence. Le film s’achève donc sur le transfert de l’oiseau noir symbolique depuis le gangster vers sa veuve. « Ten Million Slaves », comme le dit la chanson d’Otis Taylor...