En revenant à Tolède, sa ville, Luis Buñuel réalise en 1970 avec « Tristana » sans doute son film le plus personnel. Reprenant tous les petits faits et gestes de ses films précédents, Don Lope (Fernando Rey) est une synthèse des personnages masculins de l’œuvre du cinéaste et de Buñuel lui-même. Aristocrate anarchiste de gauche, anticlérical et anticonformiste, prônant le libre arbitre de chacun face au carcan des convictions, mais s’appliquant parfois des idées réactionnaires, même s’il est capable d’autodérision affirmée comme la dégustation du chocolat chaud avec les prêtres. Toutefois, lorsque passe un jupon… Ainsi, en contradiction avec les idées qu’il assène à longueur de film, il abuse sans remords du consentement formel de sa nièce et filleule, orpheline qu ‘il a recueillie, la belle et jeune Tristana (Catherine Deneuve), encore mineure, qui devient sa maîtresse. Des relations incestueuses à l’amputation (on est bien chez Buñuel), la douce jeune fille deviendra un mélange d’érotisme (comme lorsqu’elle montre ses seins au jeune sourd muet ou encore lorsqu’elle déambule dans le couloir sur ses béquilles (1)) et de rancune acariâtre. Don Lope lui a enseigné le sens des libertés, ainsi elle part avec son amant, avant de revenir et l’épouser. Infirme, elle transformera son ménage en enfer, avant de trouver enfin la liberté dans un final cruel d’une sécheresse stylistique percutante. Parallèlement à ce récit sans pitié, le réalisateur et son scénariste Julio Alejandro, mènent une réflexion sur le temps et la vieillesse d’une part et la modification de la personnalité d’autre part. Si Don Lope se bat avec une hypothétique rédemption vis à vis de son seul amour au crépuscule de la vie, Tristana est façonnée par des évènements qu’elle a choisis en partie seulement. Cette évolution dans les costumes de Deneuve, contraste dans un décor aux teintes automnales, en accord avec sa couleur de cheveux et ses vêtements d’amante, avant de basculer dans le noir, y compris lorsqu’elle se marie (rien à voir avec le film de Truffaut). En plus de ce travail sur la couleur et les décors, les mouvements de caméra de Jose F. Aguayo sont d’une justesse qui colle parfaitement aux intentions. Catherine Deneuve dans un des rôles les plus intéressant de sa filmographie, est belle comme jamais, opposée à la fois sur le look et la personnalité à « Séverine/Belle de Jour ». Face à elle, Fernando Rey exprime parfaitement l’amour et la luxure, la passion et la retenue, les certitudes et le désarroi, le non conformisme et les traditions, la sincérité et l'hypocrisie. Ce casting est complété par une Lola Gaos pleine de finesse et de compréhension et Jésus Fernandez dans le rôle de son fils sourd muet onaniste, qui partage avec le patron de sa mère, l’obsession liée aux jupons cités plus haut. Malheureusement il y a Franco Nero, imposé par la co-production italienne. Juste bon lorsqu’il retourne une baffe à Fernando Rey, car sinon son jeu oscille entre transparence et encombrement bruyant. Il plombe en partie ce qui, avec un autre que lui, aurait été un chef d’œuvre. Malgré ces réserves, « Tristana » est un grand film somme que tout amateur de Buñuel se doit d’avoir vu.
(1) Luis Buñuel taquin : "Catherine Deneuve n'est pas précisément mon type de femme, mais boiteuse et maquillée, je la trouve très attirante".