Ce premier long métrage d'Audrey Estrougo se nourrit d'éléments personnels. "Dans mon cas, explique-t-elle, c'est l'adolescence. J'ai vécu à Paris, puis ma mère s'est remariée et nous sommes partis nous installer en banlieue. En tant que Parisienne, je craignais surtout de me faire emmerder par les garçons. Or, le vrai choc a été ma première rencontre avec les filles de mon collège qui fonctionnaient de manière clanique, comme les garçons, et même plus encore. Pour elles, j'étais blanche, je mettais des jeans, j'étais donc une pute. J'avais 13 ans, je ne comprenais pas ce qui se passait autour de moi. J'ai donc dû m'adapter pour mieux m'intégrer. Et pour ça, j'ai renié ce que j'étais : une fille ! J'ai mis des joggings, des baskets, et j'ai appris à dire "wesh". Evidemment, ça peut paraître très violent, et pourtant cette période m'a beaucoup apporté. C'est au lycée que j'ai ensuite pris conscience des changements dans mon comportement. Je m'étais éloignée de la cité, du coup c'est moi qu'on prenait pour une racaille. A partir de là, j'ai beaucoup réfléchi à ce que j'avais vu et vécu. A 19 ans, j'ai commencé à écrire un court métrage qui mettait en scène exclusivement des filles."
Pour Audrey Estrougo, cette histoire se lit en deux temps : "le premier, le monde des garçons avec leur code de conduite, leur vision du monde, leur propre langage et en tant qu'adolescents ou presque hommes, leur attitude envers les filles. Il y a ce qu'ils exigent d'elles parce que ce sont des soeurs ou des filles qui “couchent”. Il y a aussi ce qu'ils ressentent pour elles et qu'ils ne peuvent montrer parce qu'être un homme, c'est être fier et fort avant tout.
Le second, le monde des filles, être une fille, c'est donc se déguiser : jouer au garçon pour être épargnée, parler comme un garçon pour être entendue et ne pas s'avouer que c'est d'une autre jeunesse qu'on aurait rêvé. Ce reniement de soi, réflexe protecteur, empêche d'aller vers l'autre... Une pente dangereuse. Cette colère rentrée, cet excès de frustrations conduit inexorablement à des maux tels que le racisme, la violence physique, l'envie, l'ignorance, le manque de communication, le rejet de soi..."
La scène où les filles expriment leur haine face à la caméra apparaît comme le pivot du film, le moment où tout bascule... "C'est une scène que j'assume totalement, raconte la jeune réalisatrice. Elle résume tout le film. J'ai fait hurler les filles pendant une heure au milieu de la cité, je les ai faites tourner en rond, et puis je leur ai dit de s'adresser à celui qui est derrière la caméra, le spectateur au fond de son fauteuil. Quand elles ont vu le résultat, elles m'ont dit ne pas s'être reconnues. J'ai accompagné cette montée de haine par le passage de la couleur au noir et blanc. C'est basique, et néanmoins très parlant. L'incompréhension est à son maximum, comme leur mal-être. C'est le sujet du film et je crois qu'il était nécessaire à un moment qu'elles l'expriment sans détour. À partir de là, c'est vrai que le film bascule. D'ailleurs, l'action qui se déroulait surtout en extérieur passe alors en décors intérieurs. Et là où je montrais 10 à 15 personnages à l'écran, je n'en montre plus que deux. L'action se limite à Fatimata et Julie. Le film devient leur histoire."
Audrey Estrougo explique comment elle a élaboré le casting : "J'ai passé des annonces sur les sites des agences de casting. Quelques-unes m'ont répondu, et je me suis retrouvée à voir 300 jeunes en 10 jours. Je n'ai pas voulu qu'ils fassent des essais devant une caméra, je leur ai donc demandé simplement de me parler d'eux. J'ai retenu ceux qui me paraissaient les plus intéressants d'un point de vue humain. À l'approche du tournage du film, j'ai renouvelé le casting, mais la plupart des comédiens étaient déjà présents sur le pilote."
Audrey Estrougo a choisi de tourner son film au format "scope". Elle s'en explique : "Le scope, c'est le cinéma. Or Regarde-moi n'est pas un reportage, mais un film. Ce n'est pas "Strip-tease dans ta cité" ! Je ne voulais pas tourner caméra à la main avec une DV. Je crois que le choix du scope résulte, peut-être de manière inconsciente, de mon envie de faire de l'image. C'est aussi une manière d'instaurer une distance avec l'histoire, car je n'ai pas la prétention de détenir la vérité sur la vie en banlieue. J'ai fait un film sur le vécu avec mon ressenti."
Audrey Estrougo a opté pour que la violence ne soit pas montrée de manière explicite à l'écran. L'agression de Julie dans le film est en effet filmée hors-champ... "Le public n'en a pas besoin, explique la cinéaste, il lui suffit d'ouvrir un journal pour y être confronté. C'est le cheminement de cette violence qui m'intéressait. À l'écran, il reste à la fin deux victimes, Julie bien sûr et aussi Fatimata qui est isolée par sa souffrance."
Regarde moi a remporté quelques prix : le Prix Arlequin, le Prix Junior du Meilleur Scénario 2006 ainsi que le Prix Talents des Cités 2005.