23 ans séparent « La haine » de « Les misérables », mais ils parlent tous deux de la même fracture sociale que rien n’a réduit malgré les années. Les deux prouvent que la violence policière est toujours plus légitime aux yeux de la société que l’émeute urbaine. Entre les deux, un changement de point de vue ; une première fois le film adopte le regard des jeunes de banlieue et une seconde fois celui des policiers. Film coup de poing, il remporta le prix de la mise en scène à Cannes et le César du meilleur film en 1996.
Reprenons le critique de Critikat pour un film intemporel devenu culte :
« Comme les films noirs dont il est inspiré, La Haine raconte l’histoire d’une chute causée par la poursuite d’un fantasme. Les trois personnages principaux du film ne sont pas animés par un désir charnel ou attirés par l’appât du gain, ils fantasment seulement l’idée de reprendre possession de leur image. Quand ils ne sont pas cantonnés au simple statut de spectateurs de programmes de télévision ou de publicités, Saïd (Saïd Taghmaoui), Hubert (Hubert Koundé) et Vinz (Vincent Cassel) restent prisonniers de rôles cousus de fil blanc : celui de la petite frappe, du dealer ou encore de la victime de violence policière, soit autant de variations des clichés typiques du « malaise des banlieues ». Dans un contexte d’émeutes provoquées par une bavure dans leur quartier, Hubert et Vinz s’affrontent sur les moyens de redéfinir leur rôle dans la société sous le regard de Saïd, leur ami, personnage par lequel nous entrons dans le film.
De l’autre côté du miroir
Il est important de relever que ce témoin propose un regard amical sur les deux autres protagonistes. En 1994, un tel choix de point de vue sur des personnages « issus des banlieues » est encore rare. Nous nous plaçons ici à hauteur d’homme, Saïd nous offrant un rapport privilégié pour rencontrer ses deux compères. Vinz est le premier à être présenté, par l’entremise d’une scène de rêve (choix qui remet en question le statut de certaines images qui l’accompagneront par la suite). Dans un plan resté dans les mémoires, c’est lui qui prononce la célèbre réplique de Robert De Niro issue de Taxi Driver : « C’est à moi qu’tu parles ? » Le miroir s’apparente ici à un écran face auquel il reste seul, spectateur de lui-même. Vinz n’est en fait jamais sorti du rêve : le poster derrière lui qui encadre sa tête place son imaginaire en dehors de sa réalité immédiate. En cela, il est le personnage le plus enfantin du trio, son cabotinage s’apparentant le plus souvent à une simple posture. Un peu plus tard, devant la télévision qui diffuse les images des émeutes auxquelles il aurait participé, il rage de ne pas avoir été filmé. C’est que Vinz veut devenir un personnage de télé, preuve suprême d’une existence sociale à l’apogée de l’ère de la petite lucarne. Quand il trouve un pistolet perdu par un policier dans la cité, il y discerne la possibilité de se retrouver au cœur d’une grande scène tragique : celle d’un meurtre par vengeance, sorte de sacrifice pour « rétablir la balance » et s’extraire de l’éternel rôle de victime.
Hubert fait office quant à lui d’adulte au sein du trio. Il voit d’un mauvais œil les projets de Vinz et tente de le dissuader de commettre l’irréparable. Persuadé que la haine attise la haine, il cherche à s’en sortir par le haut afin de quitter cet enfer et se réinventer ailleurs. Il est, d’une certaine manière, représentatif d’une forme de réussite légitimée par les discours des gouvernements successifs, de celles qui prouvent que le travail paie et ouvre les portes d’un monde meilleur pour les plus méritants. Hubert est un personnage rassurant et profondément sympathique, qui parvient de justesse à éviter que Vinz ne se serve de son arme en le confrontant à l’impasse où le mène son projet. Mais cette idée d’élévation par la vertu se révèle être elle aussi un fantasme, quand une nouvelle bavure est commise sous ses yeux. C’est alors Hubert qui pointe le pistolet vers les forces de l’ordre, menant à son terme le projet de Vinz. Cette fin, parfois décriée comme une touche finale de noirceur gratuite, permet à La Haine de ne pas se limiter à une simple leçon de morale. Si le destin des personnages se retrouve totalement bousculé dans le dénouement, c’est qu’il était plus difficile que prévu de s’en écarter : aussi méritant que puisse être un « jeune de banlieue », il reste plus exposé aux violences policières, c’est ainsi. C’est en cela que consiste toute l’importance de la Haine : le film part de la situation particulière de ses personnages pour proposer un regard humaniste à plus grande échelle, rappelant au passage que l’effondrement d’une société n’est en rien causée par la prétendue déchéance morale de ceux qui sont en bas de l’échelle sociale.
« Et qui nous protège de vous ? »
Kassovitz l’assume, ne serait-ce que par des citations explicites : La Haine est profondément imprégnée des films néo-noirs de la fin des années 1970 qui implantaient des structures de film de genre dans des décors réels. Nourrissant son deuxième long-métrage de déambulations dans des rues filmées comme des labyrinthes, Kassovitz fait le choix de cadres très composés. Les publicités, les tags, les images télévisuelles ou encore les formes des bâtiments attirent le regard, dessinant un monde envahi d’injonctions. Cette approche stylisée contraste avec une démarche qui se voudrait « prise sur le vif », parfois presque documentaire, mais elle se justifie par le choix du point de vue. La caméra arpente les différents quartiers de l’agglomération parisienne par le biais du regard des trois personnages. Or, ceux-ci en sont réduits à réagir à ces injonctions, seules prises qu’ils ont sur une ville qui les rejette. Vinz voudrait imiter des personnages des films, Hubert porte un regard politique sur les mensonges publicitaires, tandis que Saïd se les réapproprie au moyen de sa bombe de peinture. Paris met en scène leur exclusion, maintenant derrière ses murs ce qui leur est interdit : comme le dit Saïd, ils sont enfermés dehors (du périphérique comme des immeubles).
Lorsque le trio parvient à entrer quelque part, un piège se referme sur eux. Sur ce point, aucune scène n’égale celle du commissariat parisien : dans la terrible séquence de la garde à vue, le point de vue change et adopte pour la première fois celui d’un policier. La violence observée n’est en effet plus celle des trois protagonistes, il s’agit de celle des forces de l’ordre. Nous sommes aux côtés d’un jeune policier assis en retrait, placé en spectateur des exactions de ses collègues. Surgit alors un autre imaginaire : celui du racisme, de la violence acceptable, de la puissance par l’humiliation. Apparaît même un fantasme, là-aussi : celui d’une violence jugée légitime, proférée impunément grâce à son invisibilité. Désapprobateur mais impassible, le policier silencieux donne à ressentir la honte de ne pas réagir en ne disant rien, en baissant les yeux. Il ne faut pas laisser de trace, voilà le secret du métier, explique son collègue. Cette violence qui cherche à s’effacer se retrouve justement être, vingt-cinq ans plus tard, le thème central des Misérables de Ladj Ly, film dans lequel trois policiers tentent de mettre la main sur des images filmées d’une bavure. Mises côte à côte, les deux œuvres déploient une étonnante symétrie en ce qui concerne les enjeux liés aux images de violence. Le constat reste le même : la négation des violences policières attise les flammes plutôt qu’elle ne les éteint. C’est pourquoi l’image d’ouverture du film de Mathieu Kassovitz frappe peut-être plus encore qu’à l’époque de sa sortie. Cette affiche montrant une Terre frappée par un cocktail Molotov relie en effet la situation sociale en banlieue parisienne à une réflexion plus ample sur la propagation de la haine. Le fantasme à l’origine de la chute d’une société n’est en effet pas celui de banlieusards que certains veulent voir comme « ensauvagés », il s’agit plutôt de cette croyance mondialisée selon laquelle les coups de matraques sont plus excusables que la colère sociale. »
Donc un film incontournable
TOUT-UN-CINEMA.BLOGSPOT.COM