Spoils.
Visiblement Marker aime s'emparer de concepts propres pour élaborer ses films, et déjà cela commence à me passionner. Il y avait eu La Jetée, dont je n'étais que partiellement satisfait, et maintenant Sans Soleil, qui m'a bien plus marqué.
Tout au début du film, j'avais fait une grosse erreur. J'étais parti dans la direction de me dire que comme ce cameraman nous propose tout ce qu'il a filmé et que la narratrice lit ses lettres, cela pourrait constituer une sorte d'éloge d'une " réalité instantanée ", un peu à la Mekas, et, pas convaincu par le rendu, je me suis grave emmerdé. Après 6 tentatives d'endormissement ratées j'ai compris que ce n'était pas du tout ça, que j'étais complètement à côté de la plaque...
Comme dans La Jetée Marker joue avec le Temps, et ce n'est à aucun moment un esprit de louer l'instantanéité d'événements passés, au contraire même. Et c'est encore moins une simple démonstration de la réalité, encore une fois au contraire même. Comme il le dit lui-même, par ces confrontations de mémoires juxtaposées, Marker semble faire naître une " mémoire fictive ". Et ce pourtant, à partir d'images réelles. C'est fou que ce procédé soit dans ce sens là car en temps normal les cinéastes cherchent plutôt à prendre le chemin inverse.
Sont confrontés au départ les modes de vie, les cultures, de deux endroits en apparence totalement opposés : la Guinée-Bissau (et Cap-Vert) au Japon. Ce que j'aime déjà, c'est l'intrusion du cameraman dans les modes de vie, l'apprentissage par le spectateur d'un monde totalement inconnu, avec une sincérité exacte, sans aucun jugement de valeur (c'est à signaler oui, tellement rare, surtout quand il s'agit de « s'emparer » de cultures étrangères). A partir de ce déchirement de l'espace, que rien ne rapproche, Marker le comble en s'intéressant à une autre donnée, le Temps, comme il l'annonce dès le début du film. A ce propos toute la scène en Islande, à la fin, submergée par les cendres volcaniques après l'éruption, est significative. On ne parle plus désormais d'un éloignement des espaces (et d'ailleurs il apparaît même une confusion des espaces puisque le cameraman utilise un mot japonais pour qualifier la catastrophe islandaise, rapprochement voulu), mais d'une unité de temps.
Cette " mémoire fictive " se matérialise également par cette espèce de monde annexe, la Zone (formidable évocation de Stalker), créée par un japonais qui modifie les images du passé en les calquant sur son synthétiseur, donnant ainsi l'essence même de l'image, mais en retirant toute signification, des images " moins menteuses que celles que l'on voit à la télévision " comme il le dit, sans se rattacher à la compréhension de notre réalité. Quelque que part c'est effectivement une sorte de Zone, un espace-temps sans aucune règle, qui échappe à notre compréhension.
Il y a également la fameuse référence à Hitchcock, Sueurs Froides, où, dans le film, s'il apparaît en premier lieu la donnée de l'espace comme centrale, Stewart qui arpente à bord de sa voiture les pentes de San Francisco à la recherche de Kim Novak, visite le cimetière, l'hôtel, le musée, roule à travers les forêts, puis finit dans ce petit village espagnol, Marker nous montre que s'il s'agit en réalité surtout d'une histoire de temps. A travers la spirale, à travers la tromperie du héros, qui, frustré par la mort de la femme, en aurait inventé un double, vivant dans une nouvelle dimension du temps, une nouvelle fois une Zone (à ce titre Sans Soleil explore finalement autant la conjugalité du temps que celui des espaces, mais ces-derniers sous une nouvelle forme), rien qu'à lui. Et là aussi la chronologie du temps se confronte à celle de la mémoire, d'où jaillit cette interprétation sur le double de Novak-Madeleine. Et la destinée des personnages (les deux femmes + Stewart) bouleverse à nouveau l'évolution du temps, la fin qui permet de revenir sur le début et le comprendre... Et d'ailleurs on trouve un nouveau décalage du temps entre le film d'Hitchcock où les personnages traversent des lieux et le cameraman qui dix ans plus tard suit le même procédé. Enfin par rapport aux films et aux données du temps, j'espère que Marker a pu découvrir les bijoux de Lynch sur le même sujet.
En tout cas cette vision de Vertigo ne m'était jamais apparue de cet angle-là, Marker vient de m'inviter fortement à revoir ce film d'Hitchcock.
Il y a sûrement énormément d'autres choses à évoquer (juste après le passage de Vertigo la temporalité passé/présent où celui-ci n'agit qu'en réaction du premier), mais surtout je retiens cette notion de temporalité qui est présente, dans tous les espaces, selon différentes formes, comme à la toute fin (que l'on voit également au début du film) de ce couple japonais qui vient se recueillir sur la tombe de leur chat mort, qui a comme parcouru un temps pour entrer dans un autre.
Bon bref il y a tant de choses à dire sur ce film, c'est hallucinant. Isabel Potel de Libération dit de Sans Soleil qu' « il faut le prendre comme un film de chevet, et y revenir plusieurs fois » ; je suis bien d'accord avec elle, ce genre de film mérite beaucoup de visions. Peut-être 19. Ou plus.
Et puis on a Arielle Dombasle, qui chante, et bien qui plus est. Que demander de plus ?