Godard s’entiche de la sociologie et l’intègre avec un esprit aussi ludique que critique dans sa cosmogonie cinématographique. Elle ne tardera pas à la faire chavirer sous les coups de butoir du politique qui s’affirme ici plus prégnant que jamais. Après l’immense « Pierrot le fou », feu d’artifice poétique et dernière grande oeuvre romanesque, le cinéaste passe au noir et blanc (magnifique photo de Willy Kurant) et à un style documentaire qui sied à cette « narration IFOP » où il s’agit avant tout de pousser dans ses retranchements la jeunesse de 1965, en la soumettant à une batterie de questions : durant de savoureuses (et parfois édifiantes) joutes verbales, chacun devient tout à tour le sondeur d’opinion de l’autre (Godard dictait les questions à ses comédiens par oreillette d’où la raideur un peu maladroite et émouvante de certains passages). Le constat est plutôt cruel : les jeunes femmes, toutes plus charmantes les unes que les autres, ont d’avantage une conscience cométique que politique. Quant aux jeunes hommes, ils sont engagés dans un combat contre le patronat et la guerre du Vietnam, mais restent aliénés à leurs pulsions sexuelles. Godard fait ainsi le portait d’une génération travaillée par le sexe et déchirée entre contestation et consommation, respectivement et grossièrement assimilés (en apparence) au masculin (l’engagement) et au féminin (la futilité), forcément inconciliables. Seul la dernière réplique de Chantal Goya apportera une densité et une complexité saisissante à son personnage d’adorable cruche – et on se dit que, comme toutes les autres filles, elle mène en fait une lutte plus secrète mais aussi plus courageuse que l’engagement masculin : la lutte pour l’émancipation sociale du joug patriarcal (que le film lui fait subir à travers son incessant et très masculin questionnement intellectuel). Si ouverture au monde et à la société il y a, c’est sous la forme d’une rupture permanente, d’un éclatement qui se répercute sur la forme – pour nuancer les jugements à l’emporte-pièce (la méthode des sondages auquel le film semble soumettre ses personnages est elle-même remise en question à la fin). Bref, pour maintenir la conscience éveillée. « Masculin Féminin » est une œuvre bien plus ambivalente et vibrante qu’on ne pourrait penser au premier abord et si Godard livre une formidable radiographie de la jeunesse de 1965, elle est autant critique que poétique, déprimante (le suicide hante le film) qu’enchantée ; finalement complètement équivoque. Il prouve, après la flamboyance de « Pierrot », que l’interrogation politique passe par une interrogation artistique (qui, aujourd’hui aurait une telle audace et une telle pertinence ?). Et il s’affirme, plus que jamais, comme un immense créateur de formes.