« Le démon des armes » s’il est depuis longtemps un film très estimé du genre noir n’est pourtant pas classé parmi ses chefs d’œuvre comme « Assurance sur la mort » (Billy Wilder en 1944), « Laura » (Otto Preminger en 1944), « Les tueurs » (Robert Siodmak en 1946), « Quand la ville dort » (John Huston en 1950), « Les amants de la nuit » (Nicholas Ray en 1949) ou encore « Règlements de compte » (Fritz Lang en 1953). Sans doute le fait de n’avoir œuvré durant toute sa carrière que dans le film de genre de série B n’a pas permis à Joseph H. Lewis de voir son film accéder au statut qui devrait être le sien. Prenant pour cadre comme « Les amants de la nuit », sorti un an plus tôt, la cavale de deux jeunes amants marginaux devenus délinquants, « Le démon des armes » plus brutal et plus explicitement sexué que le film de Ray est au moins aussi fort. Joseph H. Lewis, âgé de près de 50 ans (il demeure un doute sur sa date de naissance), n’est plus un novice quand il entame le tournage du « Démon des armes » juste après avoir quitté la Columbia. Depuis 1937, il compte trente films de série B à son actif. C’est avec les frères King (Frank et Maurice), anciens malfrats reconvertis producteurs qu’il contractualise pour ce qui sera un film bénéficiant d’un budget approchant ceux des films de série A. Les deux frères pour rester fidèles à leurs jeunes années se sont spécialisés dans les films de gangsters. A partir de l’une des histoires de MacKinlay Kantor (journaliste et écrivain), lui et Donald Trumbo (alors sur la liste noire d’Hollywood) écrivent le scénario. Les plus de 500 pages du manuscrit jugées trop longues sont ramenées à 125 par Lewis. Bien lui en a pris, tellement son film sera doté d’un rythme et d’une fluidité remarquables. Le jeune Bart Tare qui s’ennuie dans sa province est passionné par les armes au point de cambrioler une armurerie. C’est devant le juge local que Lewis nous le présente,
faisant repentance tout en expliquant benoîtement au juge pourtant compréhensif que rien ne le fera jamais dévier de son occupation favorite. Après un séjour en maison de redressement suivi d’un stage militaire, Bart Tare (John Dall) devenu adulte, revient au pays où il retrouve ses deux meilleurs amis. Pour lui pas d’insertion conventionnelle possible, sa passion l’ayant empêché de suivre une adolescence normale. C’est lors d’un spectacle de cirque que Bart a la révélation, en assistant à un numéro d’adresse au tir mené par une jeune femme (Peggy Cummings) à la beauté ravageuse, que l’amour a enfin frappé à sa porte
. En moins de quinze minutes, Lewis a présenté tous les enjeux de son film et à travers la scène du cirque admirablement filmée avec la jeune femme cow-boy en surplomb, révélé la nature de la relation qui va unir les deux jeunes amants. Le casting est on ne peut plus parfait avec John Dall, le jeune tueur homosexuel de « La corde » (1948) d’Alfred Hitchcock, qui diffuse la candeur et l’honnêteté profonde d’un jeune provincial mûr pour se soumettre à celle qui va stimuler une sexualité jusque-là endormie. Une jeune femme au passé beaucoup plus chargé, interprétée par une Peggy Cummings époustouflante, délivrant un déterminisme froid mêlé à une sensualité tout à la fois torride et calculatrice. On comprend d’emblée que la rencontre de ces deux extrêmes va être explosive et néfaste pour chacun des protagonistes. Ce type de relation a souvent été décrit au cinéma mais rarement de manière aussi forte et brutale. Ainsi l’apparition d'Anne Laurie Starr (Peggy Cummings) sur son estrade avec ses deux pistolets en main peut être comparée, la sophistication en moins, à celle de Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwyck), ceinte de sa longue robe blanche en haut de l’escalier de sa maison bourgeoise dans « Assurance sur la mort ». Idem pour les regards embrasés de Bart Tare et de l’assureur Walter Neff ( Fred MacMurray), marquant une soumission au malheur déjà acceptée. Une telle entrée en matière indique que Joseph H. Lewis sait parfaitement où il veut aller et comment il veut y aller. Le spectateur ne sera pas déçu qui pourra se délecter de scènes d’action nerveuses et haletantes ainsi que d’une histoire d’amour impossible, exclusive, brûlante, toxique et déchirante qui doit beaucoup à ses deux acteurs et à leur réalisateur mais aussi au chef opérateur Russell Harlan venant de collaborer avec Howard Hawks sur "La rivière rouge" qui utilise les gros plans avec dextérité. On remarquera le béret utilisé pour les scènes de hold-up par Peggy Cummings que Faye Dunaway aura la très bonne idée de reprendre pour le fameux « Bonnie and Clyde » (1967) d’Arthur Penn, certes très réussi et multi-récompensé sans dégager toutefois la même fièvre et la même mélancolie que « Gun Crazy » qu’il convient de classer comme un chef d’œuvre du film noir.