Le résumé qui précède n'est en aucun cas un spoiler, puisque le braquage et ses conséquences tragiques nous sont relatés une première fois dès la deuxième scène du film. Une première fois, car Sidney Lumet choisit de nous raconter toute l'histoire, l'avant, le pendant et l'après, du point de vue des différents personnages, un peu comme Tarantino dans "Pulp Fiction" ou dans "Jackie Brown" : les événements sont montrés plusieurs fois, mais en déplaçant l'angle de vue, et ce qui était élliptique ou anecdotique la première fois prend tout son sens la fois suivante, ou encore celle d'après.
Apparemment, Sidney Lumet ne vise pas à ménager le suspens, puisque on sait d'emblée qui a fait le coup, et comment celui-ci a foiré. Ce qui l'intéresse, c'est de démonter à l'aide de flash back la mécanique implacable du grain de sable, l'engrenage inéluctable qui conduit au désastre, le braquage servant à nouveau de déclencheur, 32 ans après "Un Après-midi de Chien".
Progressivement, on découvre que l'histoire ne s'arrêtera pas là, et qu'elle n'a pas commencé ce matin-là. Les dominos continuent à tomber en cascade, et si d'autres personnages viennent perturber davantage les destins d'Andy et de Hank, on s'aperçoit que l'essentiel se trouve au coeur de la famille, à des années-lumière des family values chères à l'Amérique conservatrice, et Sidney Lumet s'attaque à un des thèmes préférés des films hollywoodiens, celui de la culpablité et de la rancoeur dans les rapports père-fils.
Dans la tension narrative et psychologique qui sous-tend tout le film, on frôle plusieurs fois l'insupportable et le too much. Mais on ne fait que frôler, grâce au jeu des acteurs et à la maîtrise de la réalisation. Ce n'est pas un hasard si, comme Lumet lui-même, tous ses acteurs sont venus du théâtre. Philip Seymour Hoffman campe un Andy dérangeant, loin de la frivolité de Truman Capote, passant de l'explosion de la douleur enfantine refoulée à l'impassibilité menaçante. Ethan Hawke incarne avec sensibilité le cadet balloté entre faiblesse et vertu, alors qu'Albert Finney réussit à traduire tout le non-dit de violence de son personnage de patriarche inquiétant.
Et puis, il y a la virtuosité de la réalisation. Quel bonheur de faire une cure de cadrages stables, de mouvements maîtrisés et signifiants, d'utilisation fluide de l'échelle des plans ! Ce brio n'est pas has been, bien au contraire, car il est au service du récit, renforcé par un rythme palpitant. Sidney Lumet prend le temps de faire durer les scènes quand cette durée révèle des choses sur un personnage, à l'image du long plan-séquence d'Andy déambulant dans l'appartement luxueux de son dealer, au son décalé d'un Tex Avery passant sur l'écran plasma : à la modernité glacé de cet environnement high-tech s'oppose le corps vieillissant d'Andy, et l'on pense au toast irlandais dont est tiré le titre original : May you be in heaven half an hour... before the devil knows you're dead.
A 83 ans, Sidney Lumet démontre après William Friedkin et Clint Eastwood qu'il n'existe pas de limite d'âge pour les grands réalisateurs. Par sa noirceur, tant scénaristique que photographique, le film rappelle d'ailleurs un des derniers chefs-d'oeuvre du maître de Carmel, "Mystic River". Malgré quelques maladresses et deux ou trois longueurs, "7 h 58 ce samedi-là" constitue -enfin- une valeur sûre de cette bien pâle rentrée cinématographique.
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