Lorsque Wes craven s’attelle à la réalisation de « Scream » en 1996, c’est fort du succès des « Griffes de la nuit » et de la pleine connaissance d’un classique du genre : « Halloween » de John Carpenter.
Il y a beaucoup de raisons de revoir « Scream », près de trente ans plus tard : on y trouve une multitude de lectures d’une étonnante pertinence sur le régime actuel des images et sur l’art obsessionnel de la cinéphilie.
En cinq minutes, le film pose les bases d’une horreur décantée de toute scorie : on y voit comme le rouge carmin d’un bon vin au fond d’une carafe. La caméra bouge lentement, superpose les surfaces (portes, fenêtres, vitres) et joue sur une frayeur domestique qui est celle, cauchemardesque, d’une middle-class qui cache sous ses jolis draps les pulsions morbides du viol et du meurtre. Ce qui est si fort chez Craven, déjà, c’est cette capacité à faire peur en faisant confiance à l’imaginaire du voyeur-spectateur : une surface réfléchissante derrière un personnage n’induit pas réellement la présence d’un corps étranger. Mais le simple fait que l’on puisse facilement l’imaginer laisse planer une ombre lourde, pesante, totalement angoissante.
C’est aussi parce que Craven va jouer sur les lieux rassurants pour faire pénétrer la peur. Foucaldien en diable, « Scream » prend bien la mesure de ce que les intérieurs normés et institutionnalisés peuvent cacher de diabolique et d’inégalitaire. Wes Craven pénètre les zones de sécurité comme un cinéaste révélateur : ce n’est pas un hasard si la maison (le foyer) est le lieu de toutes les déviances macabres et un coffre à psychanalyse traumatique sous son doux vernis. Tout y passe, du garage à la penderie, du lit à la cuisine et ses ustensiles dont la quotidienneté et la fonctionnalité mènent au trouble : le couteau n’est bel et bien qu’une histoire de contexte. C’est aussi l’institution : le campus, lieu des rencontres amoureuses et funestes qui ni n’éduque ni ne protège,
et où le proviseur se fera sauvagement assassiner comme un bleu
. Et bien sûr la police - un décorum inactif dont Craven parodie l’inefficacité, avant que les choses ne se gâtent assez vite quelques dix ans plus tard. On voit bien que Craven n’a pas attendu la représentation bouffonne si chère au cinéma sud-coréen des années 2000 : la police est au mieux candide, au pire responsable de n’être qu’une parade, une facade sans dimension.
Et enfin, et c’est là où le film prend une ampleur absolument extraordinaire, c’est la figure du journalisme qui dévore le film d’une teinte faussement cynique et vraiment très drôle. Nouveau panthéon dont le cinéaste marque avec beaucoup d’acuité l’avènement populaire et le coûte-que-coûte. Horreur tapie d’une investigation opportuniste, d’une machine à images qui fait ressurgir le mal derrière la nécessité de tout dire et de tout montrer.
C’est là la force dialectique du film que d’opposer à une cinéphile malade (le tueur citant encyclopédiquement les films d’horreurs) un nouveau régime d’images incarné par la putasserie d’une caméra prête à générer de l’audience, une soif d’image exhibitionniste, un cinéma-vérité qui déréalise au prix d’une manipulation morale et esthétique. Quelle idée de génie que d’anticiper, vingt-cinq ans plus tôt, le décalage entre le réel et le soi-disant ‘live’ que les reportages télévisuels et les années Covid remplies de réunions Zoom ont marqué d’un sceau indélébile : l’impossibilité pour la technologie d’être synchrone avec le réel.
Posté dans un van pour regarder en direct le meurtre à venir dans la maison, le journaliste filme les personnages à leur insu mais reçoit la réalité avec un délai de 30 secondes
. Jeu vertigineux sur le temps (la moitié d’une minute, sorte de durée trop courte et trop longue à la fois), qui permet à Craven non seulement de dérouler deux regards au spectateur - qui a vu et qui revoit dans deux réalités temporelles - c’est-à-dire une infinie potentialité de tension cinématographique, mais qui aussi permet de créer une Image-Temps absolument, parfaitement Deleuzienne : la réalité a lieu avant que le cinéma ne l’enregistre au même moment.
Fort de ce paradoxe - trouvaille inouïe - Craven fait ce qu’il veut : enfonçant le clou d’un humour macabre, sorte de meta avant l’heure et loin d’une surenchère intellectuelle,
c’est un poste de télévision qui vient s’écraser sur le visage d’un des tueurs et finit de filer la métaphore.
Grand film spectaculaire et narquois sur la supercherie conceptuelle du réalisme cinématographique, mais aussi grand film d’horreur simplement, taillant dans le quotidien américain la violence souveraine d’un puritanisme mal dégrossi. Autre idée si fine, si discrète et superbe que de ne jamais filmer la maison comme un lieu que l’on pénètre soi-même par l’entrée (on s’y invite notamment par les terrasses ou les fenêtres de l’étage, comme l’amant qui ne voulait pas être vu), mais seulement un lieu dont on peine à sortir : que les portes se referment, que les fenêtres se bloquent, que même le garage finisse par devenir une mécanique de piège à loups, tout mène au dérèglement psychique dont le nid douillet est le symbole érigé, la logique de l’enfermement. La maison américaine moyenne, foyer de toutes les peurs maquillées, est bel et bien le middle-temple de la mort où seul le corps étranger peut faire intrusion, avec une violence démesurée.
Et dans cette sexualité criminelle métaphorisée à chaque plan (comment ne pas penser à une mise en scène du viol, cité de part et d’autres, de haut en bas, de droite à gauche), ou dans cette obsession cinéphilique (pulsion du voyeur), tout n’a qu’une seule finalité, qui est de dire : Oui, les images sont des meurtrières en puissance.