Ours d'Or à Berlin, "Sarajevo, mon Amour" doit son titre à celui d'une chanson que Sara reprend avec ses camarades à la fin du film, quand elle peut enfin redevenir la gamine qu'elle est. Le hasard (ou l'intention des distributeurs ?) a voulu que ce titre évoque celui d'un autre film sur la difficulté de se reconstruire après les blessures d'une guerre, "Hiroshima mon amour". Disons-le tout net : la comparaison s'arrête là. Marguerite Duras n'est pas à la plume du scénario, et la légéreté grave qui baignait le film de Resnais n'est pas la qualité essentielle de celui de Jasmila Zbanic.
Au contraire, la jeune réalisatrice a voulu traiter de nombreux sujets en même temps, et le recours à certains artifices de réalisation mal maîtrisés (le tarveling initial sur les femmes inertes, la crise de nerfs d'une participante au groupe de thérapie...) font parfois obstacle à la sincérité indéniable du propos. Pourtant, malgré cela, ou peut-être aussi à cause de cela, de cet enchevêtrement d'élements d'intrigue qui évoque l'urbanisation anarchique de la capitale bosniaque, parviennent à ressortir de vrais moments d'émotion.
Par l'omniprésence des traces de la guerre, tout d'abord. Traces physiques, comme cet immeuble en ruine qu'un camarade de Sara s'est réservé en le barrant de rubalise "Attention Mines". Traces morales surtout, comme cette peur d'Esma quand elle voit le poissonnier tuer une truite, ou quand le torse velu d'un homme la frôle dans le bus, comme ces hommes et ces femmes qui ont abandonné leurs études pour devenir couturière ou gorille, ou encore comme ces récits de charniers exhumés dix ans après et qui entretiennent l'espoir de pouvoir enfin dire adieu à ceux qu'on ne peut oublier.
Et puis, des petits détails, comme cette nostalgie de l'avant-guerre, qui fait de la réunion des anciennes pionnières un moment incontournable, avec l'évocation ironique et attendrie de Tito, ou comme l'émotion d'Esma devant un reportage sur la violence au Brésil, qui rappelle cette scène de "No Man's Land" de Denis Tanovic, où un milicien bosniaque sur la ligne de front s'apitoyait sur les horreurs au Rwanda.
Mirjana Karnovic, actrice fétiche de Kusturica depuis "Papa est en voyage d'affaire" joue de façon monolithique le rôle d'Esma, Mère Courage des Balkans, jusqu'à ce qu'enfin elle arrive à dire l'indicible. La jeune Luna Mirjovic, repérée par la réalisatrice dans un atelier d'art dramatique, campe une Sara très crédible, adolescente en crise dans une société en crise, tour à tour mutine et révoltée.
La démarche de Jasmila Zbanic est somme toute assez proche de celle d'Oliver Stone dans "World Trade Center": raconter la tragédie d'un peuple au travers du sort de quelques uns. Mais là où le réalisateur américain passe à côté de son sujet en l'enfermant dans un huis clos stéréotypé, sa consoeur bosniaque réussit à mêler destin individuel et destinée collective. Vu par 200 000 spectateurs en Bosnie, "Sarajevo, mon Amour"est un film sombre sur la difficulté de faire son deuil, surtout quand ce deuil est à l'échelle d'une nation entière, sur le délabrement d'une société ravagée par une des pires guerres qu'ait connue l'Europe et ses séquelles : crise économique, pègre, émigration massive. Mais c'est aussi un film optimiste mettant en scène des passionnés de football, des midinettes accrochant des posters de Keira Knightley dans leurs chambres, des ouvrières prêtes à se cotiser par solidarité et des parents accompagnant leurs enfants au départ de leur excursion avec la même émotion que leurs homologues du reste du continent.
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