1992 : une météorite tombe en plein festival de Telluride (Colorado) en fauchant au passage Martin Scorsese et Francis Ford Coppola. Son nom ? Soy Cuba. Le film, à proprement parler une antiquité (tourné en 1963), fait l'effet d'une épiphanie aux deux cinéastes légendaires, à tel point que le premier le range dans son Panthéon personnel. Clair, net, précis. Requinqués à fond, les papas de Taxi Driver et d'Apocalypse Now allient leurs efforts pour offrir au long-métrage de Mikhaïl Kalatozov une seconde jeunesse. En 1995, les salles américaines découvrent le précieux avec trente et un an de retard. En France, il faudra attendre 2003 pour ressentir le souffle qui a pulvérisé deux des plus grands réalisateurs vivants. Comment a t-on pu passer à côté d'un pareil objet pendant si longtemps ? C'est qu'avant d'être un coup de foudre artistique, l'œuvre s'en est d'abord attirée pas mal de foudres.
Conçu et financé pour être le porte-étendard du régime soviétique à travers le monde, Soy Cuba va faire l'effet d'un camouflet aux huiles du Politburo ainsi qu'aux révolutionnaires castristes. En somme, on reproche à Kalatozov d'avoir fait passer l'art avant la politique. Un "échec" qui poussera les financiers à en saboter l'exploitation puis à laisser tranquillement l'oubli effacer jusqu'à son existence...avant que deux réalisateurs américains réhabilitent la mélopée pro-communiste (savourez l'ironie). Parce que du point de vue occidental, le procès d'intention adressé au metteur en scène n'est pas loin d'être kafkaïen. À aucun moment le produit final (car il s'agit bien d'une commande) ne camoufle sa sympathie pour les populations exploitées, spoliées et broyées par le gouvernement fantoche de Batista (sous influence américaine). Plusieurs personnages deviendront même les icônes romanesques de la rébellion face à l'autoritarisme féroce du pouvoir en place. Alors où est le problème ? C'est qu'avant d'être un film de propagande, Soy Cuba est d'abord et surtout un film.
Avoir Scorsese et Coppola parmi ses admirateurs, c'est déjà incroyable ? On peut aussi ajouter Terrence Malick, Alfonso Cuarón, Paul Thomas Anderson ou Alejandro González Iñárritu. Le plus beau, c'est que le quatuor de génie n'a même pas eu besoin de le signaler. L'influence du long-métrage de Kalatozov sur leurs travaux est évidente. Grandement aidé par le travail avant-gardiste du chef opérateur Sergueï Ouroussevski, le propos s'affranchit du cadre compassé du pamphlet pour toucher une forme d'immanence qu'on retrouvera sur La Ligne Rouge. Un vent de liberté qui transparaît dans la mise en scène, succession de plans-séquences renversants. La caméra traverse les étages d'un immeuble jusqu'à plonger avec les baigneurs dans la piscine de la résidence, déambule dans un nightclub et se laisse entraîner dans la danse, ou suivre un cortège funèbre et remonter la caméra jusqu'à pénétrer un atelier de couture pour ressortir en surplombant la foule,...Vous cherchiez l'inspiration des meilleurs moments des Fils de l'Homme, Roma, Birdman ou The Revenant ? Eh bien, ne cherchez plus.Soy Cuba n'est pas seulement un plaidoyer en faveur des opprimés, c'est un manifeste esthétique de première importance. Deux aspects qui se fondent naturellement l'un avec l'autre.
Par un jeu de transitions nous faisant passer d'habitations sur pilotis à un hôtel grand luxe, ou en décadrant l'objectif pour littéralement embrasser l'ambiance ou renverser la situation (la manifestation), Kalatozov et Ouroussevski cartographient les disparités d'un Cuba malade. Usant de la courte focale et du grand angle, les deux hommes écrasent leurs personnages (et nous avec) dans l'architecture et la topographie d'un paradis perdu luxuriant. En dernier lieu, les choix effectués sur la photographie contribuent à donner vie à cet univers simultanément baroque, lyrique tirant même sur l'abstraction dans les séquences en campagne ou le temps d'une réminiscence qui se délite dans la pluie. L'anamorphique utilisée rend compte de l'immensité des panoramas, la pellicule infrarouge renforce les contrastes, les contre-plongées imposantes,...Bref, le langage c'est l'image et non la parole. Bien sûr, il y en a mais on sent que tout est pensé pour dessiner des personnages avec le strict nécessaire. Ce qui suffit amplement. Les quatre histoires se suivent mais on garde le souvenir de chacune d'elles : la détresse de Maria, la colère de Pédro, le courage d'Enrique et la résignation de Mariano.
Ponctués de la ritournelle "Soy Cuba", ces embranchements renvoient à un pays déchiré par la course à la suprématie et aux profits. Conduit à la guerre mais n'aspirant qu'à la paix, énième paradoxe d'une nation méprisée et incomprise. Mikhail Kalatozov n'a pas la prétention de la jouer subtile, uniquement d'ouvrir grand ses portes sur un monde défiguré (la référence à Christophe Colomb n'est pas innocente) mais prêt à se raccommoder avec un mode de vie et de pensée propres. Ce qui rend encore plus étonnant l'omerta à son sujet, Cuba et l'URSS tenaient là l'instrument idéal pour inciter le camp adverse à réfléchir un moment hors de son cercle. Comme l'a si bien résumé son mécène Martin Scorsese, "s'il avait pu être montré au public en 1964, le cinéma du monde entier aurait été différent". Vu l'importance qu'ont pris les médias et l'art au moment de la Guerre Froide, il n'est pas interdit de penser que Soy Cuba aurait pu faire la différence ailleurs que dans les salles. Ce temps est passé aujourd'hui, mais il n'est jamais trop tard pour le rattraper.