Un meuble, c'est le premier titre qui m'est venu à l'esprit quand j'ai entamé ma critique. Comme vous l'aurez constaté je me suis rétracté depuis, le terme étant trop abstrait pour attirer l'attention. Mais pourtant c'est bien ce qu'est notre personnage principal, un petit meuble au cœur d'un château désenchanté. Maria, surveillante rigide et frigide d'un collège de haute renommée arpente les couloirs à la recherche de fauteurs de troubles. C'est son métier que de tout surveiller d'un œil discret et implacable. Métier qui semble avoir déteint sur sa propre condition, puisqu'elle est devenue un être sans vie, qu'on a du mal à percer, et dont le visage n'est que le miroir d'une société désabusée, en mal d'elle-même. Maria ce n'est qu'un objet au milieu d'un décor, auquel on s'attache pourtant, avec l'envie de la comprendre et de l'aider, même si notre regard à nous est vain.
C'est dans une Argentine gangrenée par la dictature que le collège, lieu principal du film, qui nous donne parfois des impressions de huit-clos, est une sorte de représentation du système. Les faits et gestes sont épiés, les apparences maculées de « perfection ». Tout est schématisé, linéaire, répétitif, comme si l'on formait des militaires (en témoignent les divers chants patriotiques). L'architecture carrée, les couleurs pâles, les masques froids en guise de visages, tout vient donner cette impression de contrôle absolu, de hiérarchisation impénétrable qui régit la vie des étudiants.
Maria en est le symbole, un visage blanc aux traits sévères, une présence glaciale, presque invisible, qui se fond dans les murs. Elle se déplace au sein du collège comme le ferait un fantôme, filant de salle en salle en gardant ses expressions insensibles. Et pourtant chez elle c'est une toute autre histoire. Marita comme l'appelle sa mère et sa grand-mère, est une jeune fille qui a l'air d'avoir envie de vivre, de profiter de ses plus belles années. Alors pourquoi la fille qui paraît une adolescente dans les jupes de sa mère redevient un monstre désincarné chaque matin ? Comme si elle prenait vingt ans pendant la nuit. C'est une victime du système tout simplement, système qui semble lui avoir ôté toute passion.
Oui mais voilà, en cette année 1982 ça gronde dans les quartiers de Buenos Aires. Il se met à pleuvoir, les rues se mettent à résonner de tambourins et de coups de feu, c'est la dictature qui s'essouffle, et la vie qui s'agite. Maria, à qui il a toujours manqué une présence masculine dans la vie, une figure paternelle, se met à idolâtrer son supérieur et à fantasmer sur un élève. Un fantasme fou, qui la rend vulnérable, honteuse, se doigtant vulgairement dans les toilettes des garçons, espionnant les vestiaires à la recherche du parfum du jeune homme, écoutant une de ses cassettes comme une ado en transe qui découvrirait les passions amoureuses. C'est une femme qui semble s'éveiller d'un objet, mais qui se renie elle-même, pleurant de honte, réfutant ses désirs défendus. Les flous ponctuels viennent renforcer l'idée du malêtre qui l'habite. La réalisation se mettant au service des sentiments qui transpercent l'écran avec virtuosité. Ce qui me permet de louer ici la direction artistique du film toute entière, Diego Lerman sait faire du cinéma et ça se voit ; de nombreux plans étant des petites merveilles du genre, qui montrent à quel point il sait filmer son sujet et son contexte, sa femme et son bâtiment, à base de travellings intelligents ou de plongées fracassantes.
Ça gronde jusqu'à l'explosion, ou devrais-je dire l'implosion, c'est-à-dire jusqu'au moment où l'on ne peut plus faire semblant. Et ainsi les masques tombent, les balles fusent, les quartiers s'embrasent, et on a parfois l'impression de revivre, tout en intimité, la révolution française, filmer à la manière d'un Benoît Jacquot dans « Les adieux à la reine », jouant principalement sur le hors-champ. On retrouve par ailleurs le thème de la pulsion féminine abordé avec la même subtilité artistique. Un assemblage de silences qui hurlent à la place des personnages, la puissance du non-dit ayant un rôle prépondérant. L'œil invisible c'est plus qu'un regard sur une femme en perdition, c'est un regard sur un pays en perdition, qui se retrouve en pleine mutation, prêt à basculer, pour le meilleur et pour le pire.