Comment comprendre la trajectoire de Paul Verhoeven, né en 1938 aux Pays-Bas, enfant d’un pays qui vivrait bientôt sous l’Occupation allemande ? Après avoir débuté avec des films coup-de-poing à petit budget et des fresques historiques hollandaises, il va de blockbusters de science-fiction en thrillers érotiques avant de remporter huit Razzies avec son film Showgirls (dont ceux de "Pire réalisateur", "Pire film de l’année 1995 et de la décennie 1990") et le César du meilleur film pour Elle en 2017. Seuls points communs récurrents dans ses films successifs : une fascination pour la violence, surtout lorsqu’elle est motivée par le sexe.
C’est précisément ce penchant pour les sujets sulfureux et ambigus qui fera de Paul Verhoeven un réalisateur éternellement banni et convoité à la fois. Chaque industrie du cinéma l’ayant soutenu s’est ensuite détourné de lui. De sa Hollande natale, il s’est exilé à Hollywood qui l’a accueilli les bras ouverts dans les années 1980 avant de le renvoyer dans son pays au début des années 2000. C’est finalement en France qu’il retrouvera les moyens de réaliser ses films.
Sa passion pour le cinéma germe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir été témoin, enfant, des atrocités de la guerre, Paul Verhoeven découvre émerveillé le cinéma américain qui déferle sur l’Europe. Son père, pourtant instituteur, lui fait même parfois sécher les cours pour l’emmener voir un film. Francophile, il l’envoie en France en 1955 pour apprendre la langue. La passion du Septième Art s’affirme alors chez ce jeune homme auquel son professeur de français, tout aussi cinéphile, fait découvrir les grands classiques. Petit à petit, Paul Verhoeven envisage de se détourner de ses études de physique et de mathématiques pour embrasser une carrière cinématographique.
Après quelques courts métrages talentueux mais fauchés (Un lézard de trop et Rien de particulier, tous deux influencés par la Nouvelle Vague française et le cinéma d’Ingmar Bergman), Paul Verhoeven obtient tout de même ses diplômes dans les matières scientifiques choisies et en 1964 il effectue son service militaire. Ce sera pour lui l’opportunité de faire enfin du cinéma comme il l’entend. En se rapprochant du département audiovisuel, il se voit confier le projet d’un documentaire pour le tricentenaire de la marine royale. Il familiarise avec la technique et se fait les dents sur un projet à grande échelle qui lancera finalement sa carrière de réalisateur.
Un regard alternatif et cruel sur les grands mythes du cinéma
"Verhoeven s’est imposé avec La Chair et le sang : viols et massacres, pestes et famine jalonnent l’histoire de cette bande de mercenaires que commande un fascinant Rutger Hauer", écrit l’historien Jean Tulard dans son "Guide des Réalisateurs" (Robert Laffont, Paris, 2003). "Le début du XVIème siècle est superbement évoqué dans sa barbarie qui fera place aux raffinements de la Renaissance."
C’est effectivement par son regard sombre et sans détour que Paul Verhoeven se distingue. Chez lui, le romantisme et le glamour habituellement réservés à certains sujets cèdent la place à une cruauté toujours là en toile de fond. Sa version du Moyen-Âge n’est pas là seule à perdre toute dimension chevaleresque au bénéfice de la sauvagerie. La Hollande du XIXème siècle rivalise de viols et de personnages aux ambitions troubles dès son troisième long métrage, Katie Tippel. L’amitié des héros du Choix du Destin va être contrariée par des choix politiques divergents au cours de la Seconde Guerre mondiale. Et, bien sûr, l’homme invisible de Hollow Man n’est pas le héros qu’ont pu imaginer d’autres cinéastes comme John Carpenter (Les Aventures d’un homme invisible), mais un être faible, facilement corrompu par le pouvoir et l’appétit sexuel.
De Robocop (1987) à Starship Troopers (1997), ses portraits au vitriol de la société américaine comportent toujours quelques éléments qui, derrière leurs allures parodiques, cachent une touche de vérité. Dans sa trilogie SF (Robocop, Total Recall et Starship Troopers), de brèves images télévisuelles aident le spectateur à comprendre dans quel univers évolue le peuple américain, alimenté par des spots publicitaires et des flashs d’actualité déconcertants de violence. Dans Basic Instinct et dans Showgirls, Paul Verhoeven insiste sur l’ambition sans pitié, parfois même meurtrière, qui prospère sous le vernis de l’érotisme.
Evidemment, de son propre aveu, un jeune enfant ayant grandi dans un pays en guerre, témoin quotidien de scènes de grande violence, ne peut voir l’existence qu’à travers ce prisme. Ce n’est pas sans ironie qu’il dira même, rassemblant ainsi les traumatismes de l’enfance et le tremplin que fut son service militaire : "Je dois tout à l’armée !".
Sexe et violence : ces deux inséparables
De ses premiers à ses derniers longs métrages, le viol est omniprésent dans le cinéma de Paul Verhoeven. Des mésaventures de la pauvre Katie Tippel en 1975 aux jeux dangereux d’Isabelle Huppert dans Elle en 2016, cette ultime association transgressive de désir et d’agression traverse tout le cinéma de Paul Verhoeven. La scène de viol commis par Rutger Hauer sur Jennifer Jason Leigh dans La Chair et le sang est même venue à bout de la collaboration entre le comédien et le cinéaste qui avaient pourtant tourné cinq longs métrages et plusieurs épisodes de série ensemble (Floris). Au cours de ce tournage en Espagne pour le premier film de la carrière internationale de Paul Verhoeven, Rutger Hauer, qui se lançait à Hollywood, a beaucoup regretté d’avoir interprété ce rôle sombre de mercenaire sanguinaire médiéval.
Ces scènes de viols sont de retour dans Showgirls et Hollow Man, lorsque l’invisible professeur Sebastian Caine attaque sa voisine de palier sous sa douche. Mais c’est véritablement dans Elle, adapté du livre de Philippe Djian, que le cinéaste explore le viol sous toutes ses facettes. Lorsqu’une éditrice de jeu vidéo est agressée sexuellement chez elle, sa vie change et la victime puise dans son infortune les ressources d’une relation toxique avec son agresseur. La scène transgressive initiale va donc être disséquée à plusieurs reprises, manipulée, rejouée jusqu’à ce que le criminel cède à sa victime.
N’oublions pas de citer la scène d’introduction de Basic Instinct au cours de laquelle un rapport sexuel se transforme en massacre lorsque la femme frappe son amant à coups de pic à glace. Ainsi, au début des années 1990, violence et sexualité entremêlées aboutissent sur grand écran à un grand morceau de culture populaire. Dans Black Book, quatorze ans plus tard, c’est une autre héroïne de Paul Verhoeven qui utilisera le sexe comme une arme : Rachel Stein (Carice Van Houten) rejoint la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale et couche avec l’ennemi dans l’espoir d’obtenir quelques confidences sur l’oreiller. Elle sera ensuite trahie par les siens pour être véritablement tombée amoureuse de son amant nazi, puis humiliée et torturée en public.
Mais cette fascination pour le sexe et la violence n’a jamais empêché Paul Verhoeven d’offrir également de beaux rôles aux femmes : Sharon Stone, Elizabeth Berkley, Gina Gershon, Elisabeth Shue ou encore Candice Van Houten tiennent les premiers rôles de Basic Instinct, Showgirls, Hollow Man et Black Book, tandis que Robocop, Total Recall et Starship Troopers offrent aux femmes des rôles plus coriaces que dociles, intégrant le récit davantage comme des compagnons d'armes que comme de simples objectifs sentimentaux pour le héros. Les deux héroïnes de son premier long métrage Business is Business étaient déjà deux prostituées au fort tempérament, échangeant leurs points de vue sur leur métier.
Et si Jésus n’était qu’un héros ordinaire ?
Si Paul Verhoeven s’est brièvement essayé au christianisme dans sa jeunesse, il n’a jamais été entièrement convaincu par la pratique de la religion. Mais la figure christique n’a cessé de l’obséder, du début de sa carrière jusqu’à ses vieux jours. En 2015 paraît en France son livre "Jesus de Nazareth" (Editions Aux forges de Vulcain), un portrait moderne et réaliste du Christ, envisagé comme un révolutionnaire iconoclaste et audacieux, progressiste et en réaction à son époque.
C’était pourtant avec beaucoup de défiance qu’il avait d’abord abordé la religion dans son œuvre cinématographique, en faisant se confronter le christianisme et ses tabous dans une scène célèbre du Quatrième Homme (1983), où un Christ en croix se faisait masser le sexe. En 2016, le personnage interprété par Virginie Efira (Rebecca, la voisine de l’héroïne) dans Elle s’adonne au bigotisme jusqu’à l’absurde, pour finalement comprendre qu’il masque un affreux secret.
Et si les héros de Total Recall et de Starship Troopers ont aussi des points communs avec Jésus, le long métrage le plus imprégné de christianisme de la carrière du "Hollandais violent", c’est sans aucun doute Robocop. Le premier film hollywoodien du cinéaste raconte l’histoire d’un policier futuriste tué froidement au cours d’une intervention et dont le corps va servir à une étrange expérimentation : la création du premier agent des forces de l’ordre mi-homme, mi-robot. Initialement rebuté par le scénario, Paul Verhoeven a dû se laisser convaincre par son épouse pour accepter de le relire. Comprenant que derrière cette histoire de science-fiction policière se dissimulait un film sur la figure christique, il a accepté le projet.
C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, la trajectoire de l’agent Alex Murphy (Peter Weller) s’écrit en parallèle à celle de Jésus. La scène de son meurtre se déroule au sol, les bras en croix, tandis qu’un criminel lui fait sauter la main d’une cartouche de fusil. Après sa résurrection, Robocop retourne voir son Paradis perdu dans son ancienne demeure et retrouve des photos de sa femme et de son fils, reconnectant ainsi avec l’être humain qu’il fut jadis. C’est d’ailleurs cette scène qui a su séduire le réalisateur. Enfin, comment ne pas s’amuser de la scène de fin au cours de laquelle Robocop marche littéralement sur l’eau ?
Tantôt récupéré, tantôt remaké, conspué ou... adulé
Aucun cinéaste ne cherche à traverser des épreuves, à manquer de financements, à vivre en exil dans l'espoir de réussir à monter ses films. Si les difficultés de la carrière de Paul Verhoeven ne constituent pas une "obsession", comment comprendre son oeuvre sans en tenir compte ?
De Robocop à Starship Troopers, tous les films de Paul Verhoeven ont été récupérés par l’industrie hollywoodienne qui n’a pourtant pas été pour lui la Terre promise. Alors qu’il n’en est qu’à son deuxième long métrage, Turkish Delices, il réalise le plus gros carton du box-office dans son pays d’origine et tape dans l’œil d’Hollywood qui le nomme à l’Oscar du meilleur film étranger. Les compliments ne cesseront jamais de pleuvoir en Occident. Après avoir repéré Le Choix du destin et le sulfureux Spetters, Steven Spielberg en personne a tenu à féliciter Paul Verhoeven et à lui assurer qu’il y aurait toujours une place pour lui à Hollywood.
Bien qu’il enchaîne les succès populaire, le réalisateur continue à la fin des années 1970 à difficilement débloquer des fonds publics pour financer ses films. Les gouvernements successifs aux Pays-Bas le prennent tous en grippe, tantôt parce qu’il est trop subversif, tantôt parce qu’il est trop populaire. Pourtant, à en croire ses propos pendant la promotion de Elle, le cinéaste tente d’éviter ce genre de controverse : "Si on est trop conscient du message, on ne fait plus de l’art.", confiait Paul Verhoeven au micro d’AlloCiné en mai 2016. "A partir du moment où on met en avant des positions politiques dans un film, parce qu’on veut promouvoir une idée et que les gens y adhèrent, on fait autre chose. Ce n’est plus de l’art."
À 47 ans, le voilà en route pour Hollywood. Après avoir réalisé La Chair et le Sang en Espagne pour la firme Orion, il est en Californie, prêt à tourner coup sur coup deux chefs d’œuvre de la SF : Robocop et Total Recall, avec Arnold Schwarzenegger dans le premier rôle. Le succès est au rendez-vous, y compris pour son thriller érotique Basic Instinct qui propulse la carrière de Sharon Stone, malgré son agacement dû à la célèbre scène de l’interrogatoire: lorsqu’elle croise les jambes, le spectateur devine qu’elle ne porte pas de culotte, alors que Paul Verhoeven lui aurait affirmé qu’on ne verrait rien à l’image.
C’est avec Showgirl que l’accident industriel arrive. La critique et le public se détournent du cinéaste, mais lui laissent encore une chance avec Starship Troopers, une fresque guerrière dans laquelle des soldats intergalactiques affrontent des araignées géantes venues d’ailleurs. Evidemment, à travers le filtre Verhoeven, derrière le blockbuster d’action se rejoue le massacre des Indiens d’Amérique. L’échec critique et commercial de Hollow Man mettra un terme à la carrière hollywoodienne de Paul Verhoeven qui, demeurant toujours aux Etats-Unis, tente de tourner à nouveau aux Pays-Bas. Avec grande difficulté, il signe Black Book, puis Tricked, un projet à très petit budget sorti uniquement en DVD en France.
C’est justement l’Hexagone qui finit en 2015 par lui offrir enfin une occasion d’employer le français appris à dix-huit ans à la demande de son père. Après Elle qui n’obtient rien au Festival de Cannes mais se distingue aux Césars en 2017, Paul Verhoeven signe un nouveau film avec Virginie Efira dans le premier rôle. Actuellement en cours de production, Benedetta parlera comme par hasard de christianisme, de sexe et de violence avec subversion et ambiguïté.
Depuis qu’il ne tourne plus aux Etats-Unis, presque tous ses longs métrages américains ont été franchisés ou rebootés. Robocop a connu deux suites et un remake en 2014 par José Padilha. Un nouveau volet de cette franchise par Neill Blomkamp devrait voir le jour prochainement. Basic Instinct a eu droit à sa suite détestée du public en 2006, tout comme Hollow Man la même année et Showgirls en 2011. Total Recall a été revisité par Len Wiseman avec Colin Farrell l’année suivante. Quant à Starship Troopers, on n’en compte plus le nombre d’extensions sur le petit comme sur le grand écran.
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Paul Verhoeven au travail, derrière sa caméra
Sur le tournage de Black Book, en 2005.
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Meilleure actrice et meilleur film étranger pour Elle en 2017.