"Il existe encore, un peu partout en France, des écoles à classe unique, qui regroupent, autour du même maître ou d'une institutrice tous les enfants d'un même village, de la maternelle au CM2". C'est dans l'une de ces classes en Auvergne que Nicolas Philibert a posé sa caméra pendant dix semaines pour tourner Etre et avoir (en salles ce 28 août), un film qui mêle habilement légèreté et gravité pour nous replonger dans notre enfance. Rencontre...
AlloCiné : Pouvez-vous revenir sur la genèse du projet ?
Nicolas Philibert : Le film s'inscrit dans la suite logique de mes films précédents dans le sens où, d'un film à l'autre, je m'intéresse à la question de comment vivre ensemble et comment construire ensemble. L'école, c'est le premier lieu de la socialisation. L'endroit où l'enfant découvre que pour grandir, vivre ensemble, vivre dans la société, il faut se plier à des règles communes, il faut partager des choses avec des êtres qui sont différents de vous. Ces questions là m'intéressent depuis des années.
Plus concrètement, j'avais à la fois envie de faire un film dans le monde rural et puis l'idée de l'apprentissage de cette façon, c'est quelque chose qui m'intéressait depuis longtemps, notamment l'apprentissage de la lecture. C'est souvent très beau d'entendre des enfants apprendre à lire : comment ils butent sur les mots, comment petit à petit ils découvrent le sens des mots en associant des voyelles entre elles, puis des syllabes entre elles...
Les préparatifs pour trouver la classe ont été longs (5 mois). C'était donc une étape très importante du projet...
Oui, parce qu'il fallait réunir certains facteurs pratiques. Pour les enfants, un éventail d'âge le plus large possible, une classe lumineuse pour pas être obligé d'éclairer... Il fallait que je trouve une école où je pourrais travailler sereinement, où nous ne gênerions pas la vie de la classe, où je ne changerais pas trop le comportement des uns et des autres. Inévitablement, le fait de poser une caméra quelque part va modifier un peu le comportement mais après c'est une question de nuances. Là, j'ai senti que tout à la fois ce maître pourrait devenir le temps d'un film un beau personnage, un personnage de cinéma parce que c'est avant tout une belle personne, et en même temps, j'ai senti que ça ne dérangerait pas trop la vie de la classe.
Pour alléger la logistique du tournage, est-ce que vous avez pensé tourner avec une caméra numérique?
Non, pas du tout. J'aime la pellicule, j'aime le grain, j'aime la profondeur de champ, j'aime l'arrière-plan. J'aime le fait de travailler en équipe. Une petite équipe bien entendu... Une équipe, c'est une façon de partager ce qu'on fait avec d'autres qui, comme vous, pendant des semaines, sont concentrés sur le même projet et vous amènent à avancer. Une équipe de trois ou quatre, comme c'est le cas sur mes films, permet à chacun d'assumer plusieurs fonctions. Les techniciens doivent donner le meilleur d'eux-mêmes. D'autant plus qu'il s'agit, dans un film comme celui-là, d'être extrêmement attentif à tout ce qui se passe tout au long de la journée. Pour pouvoir capter ces petits moments, ces petits riens, ces petits évènements, cela suppose une grande concentration. Cela suppose de ne jamais relâcher son attention.
Dès le début, aviez-vous l'idée de vous attacher à ces petits moments plutôt qu'à la vie générale de la classe ?
Je crois qu'on voit la vie de la classe en général, ainsi que le climat de la classe à travers toutes ces petites choses. Une classe est constituée d'un tas de petits éléments dont je n'en montre que quelques uns. Bien sûr, il s'en passe tout le temps. J'en rate beaucoup. Il ne s'agit pas de tout filmer, très loin de là. Il s'agit de choisir et de retenir quelques uns de ses milliers d'évènements qui tissent une journée d'école pour leur donner une valeur emblématique à l'intérieur d'une construction, d'une narration, d'une histoire qui a elle-même un début, un milieu, une fin comme dans les films de fiction.
Certes nous ne sommes pas du côté du spectaculaire avec ce film, mais il n'en est pas moins vrai que ces micros-évènements qui pourraient paraître banals, comme ça sur le papier, ne le sont pas pour ceux qui les vivent. Si je vous dit que j'ai filmé un petit enfant qui s'est fait prendre sa gomme par son voisin ça paraît dérisoire. Eh bien moi, j'ai la conviction que ça peut l'être ou le devenir. Et en l'occurrence, cette scène où Alizée, qui a trois ans, se fait voler sa gomme par son voisin, c'est un moment fort parce que tout à coup, avec ce petit larcin, c'est comme si le monde s'écroulait...
Dans le film, certains enfants ressortent plus que d'autres. Cela reflète t-il la réalité de la classe ? Ou au contraire, avez-vous chercher à limiter le nombre de personnages ?
D'abord, il n'y a pas chez moi la volonté d'ériger certains enfants en vedette. Au départ, quand je suis arrivé, je n'ai même pas remarqué Jojo par exemple. Je n'ai pas choisi la classe en me disant Jojo va être la star du film. Je ne fonctionne pas du tout comme ça. J'ai moins filmécertains enfants que d'autres, parce que la caméra les dérangeait. Certains enfants étaient intimidés donc je n'ai pas voulu insister outre mesure. D'autres étaient plus spontanés, moins gênés. C'était plus facile de les filmer.
Après, lors du montage, il y a l'envie de raconter une histoire à multiples facettes. Je m'appuie aussi bien sur des moments de cocasserie qui viennent souvent des tout petits, Jojo, Johann qui dit systématiquement "copains" au lieu d'"amis", puis des moments où on est du côté de la fragilité de l'enfance voire une forme de gravité avec Olivier ou Nathalie. On n'est pas toujours dans le même registre heureusement. Si j'avais construit le film sur les bons mots, les mots d'enfants de Jojo et des petits, ça serait un peu court. Le film serait resté à la surface...
En plus des élèves, il y a aussi ce professeur qui prend de plus en plus d'importance au fur et à mesure que le récit progresse...
Le maître est un peu le centre de gravité du film. Beaucoup de choses que j'ai filmées passent par lui, c'est un peu la plaque tournante. J'aurais pu filmer autrement : j'aurais pu le laisser en dehors des événements du début à la fin, j'aurais pu le montrer beaucoup moins (souvent, on l'entend seulement hors caméra, j'aurais pu montrer beaucoup moins de séquences d'apprentissage et beaucoup plus de récréations. Tout est possible au départ. En même temps, il y a cette envie de montrer la transmission, ce rapport maître-élève avec cet homme qui est un accompagnateur comme on dit en montagne, un accompagnateur de moyenne montagne : celui qui montre le chemin par où passer. Je le vois un peu comme ça, à la fois un enseignant qui est là pour donner de l'instruction aux enfants et un peu plus que ça. Il les aide à grandir, à s'épanouir, à découvrir le monde. C'est un peu comme un guide.
Une autre idée forte qu'on retrouve dans le film, c'est le passage du temps, le cycle de la vie : la rentrée des classes, la fin de l'année scolaire, la retraite du professeur, la mort de son père... C'est un thème que vous teniez à aborder ?
Absolument. C'est cette idée d'inscrire dans le film le cycle de la vie. A petite échelle, c'est les saisons qui défilent à travers ces paysages. La nature au début du film est très sévère, le climat est rude, l'hiver est long, il y a la neige, le vent et puis, petit à petit, la nature va s'ouvrir. Elle sera plus accueillante, plus riante. Au point que vers la fin, on fait la classe dehors. En juin, quand il fait beau, on sort les tables, les chaises...
Au-delà, c'est cette idée qu'apprendre à grandir, c'est apprendre à laisser des choses derrière soi, apprendre à se séparer. C'est quelque chose qui est très présent dans le film. Entre les plans de ramassage scolaire, les enfants qu'on dépose, les mères qui claquent sèchement la porte. C'est la séparation. La première scène d'école, les petits apprennent à écrire maman. Cette maman, on l'a quittée le matin.
D'ailleurs à la fin, on vit à nouveau cette scène avec les nouveaux élèves...
Tout à fait, il y a quelque chose qui revient... Au début, c'est maman et à la fin du film également. Olivier qui évoque la maladie de son père, les grands qui vont partir au collège après tant d'années passés dans cette classe, qui vont aller un peu vers l'inconnu, le maître qui va lui même partir à la retraite, la fin, les vacances, la coupure de l'été. Ce thème de la séparation court tout au long du film. Le sujet du film va au-delà de la classe unique, de l'école rurale : c'est apprendre à grandir, apprendre à laisser derrière soi, apprendre à apprendre...
Et c'est de là que vient l'émotion du professeur à la fin du film...
Oui, parce que c'est la fin de l'année scolaire mais c'est aussi le départ des grands pour le collège qu'il a eu depuis l'âge de trois ans, qu'il connaît bien... Et c'est peut être aussi la fin du film, le dernier jour de tournage. Nous avons vécu et partagé une forme d'aventure ensemble. Nous avons passé dix semaines dans cette classe, Nous y étions bien, nous avons beaucoup parlé. C'était chaleureux, et tout cela reste dans les esprits...
Vous avez montré le film aux enfants et au professeur ?
Bien sûr. Les enfants, les parents, l'instituteur, les gens du village ont été les tous premiers à voir le film. Ils l'ont très bien accueilli mais c'est difficile de se voir au début. D'ailleurs, les premières remarques des enfants autour du film portaient toujours sur les autres. Personne ne parlait de soi. Spontanément, les enfants parlent des autres... Et puis le film a été présenté à Cannes, et nous avons invité les enfants et le maître, pour la montée des marches. C'était un grand moment d'émotion. Le lendemain, c'était peut être encore plus beau : comme il faisait très chaud, nous avons emmené les enfants à la mer, et pour la moitié d'entre eux ils n'avaient jamais vu l'océan. Pour la plupart d'entre eux, ça reste le plus beau souvenir...
Le bon accueil réservé au film par la presse, c'est du bonheur pour vous ?
Bien entendu, parce que l'accueil est très chaleureux. Ca me réconforte sur l'idée qu'on peut faire du cinéma à partir de petites choses, apparemment banales, qui ne sont pas du côté du cinéma le plus spectaculaire, et qu'on peut toucher les gens à partir de ces petits riens de la vie.
Propos recueillis par Boris Bastide
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