Il a été présenté hors compétition au Festival 2 Cinéma de Valenciennes qui s’est tenu du 23 au 28 septembre, et y a fait l’unanimité. Avant cela, il avait raflé tous les prix à Angoulême dont le Valois de la Meilleure actrice, attribué ex aequo aux bouleversantes Judith Chemla et Sara Giraudeau. Il sort en salles cette semaine et va, on l’espère, continuer son beau parcours.
Le Sixième enfant, c'est le premier long métrage de Léopold Legrand, un réalisateur prometteur qui a su parfaitement mettre en scène le désir de maternité coûte que coûte, envers et contre tous. Et choisir pour incarner cette histoire d’amour sous forme de thriller, quatre pointures du cinéma français que l'on ne voit encore pas assez : le duo de femmes précité Judith Chemla / Sara Giraudeau, aussi frêles que fortes et déterminées ; et le binôme masculin Damien Bonnard / Benjamin Lavernhe, tantôt proactifs, tantôt désarçonnés. C’est ce dernier que nous avons croisé au Festival 2 Cinéma de Valenciennes, ravi de défendre son film aux côtés de son metteur en scène et mentor, également présent. Rencontre.
Léopold Legrand. Notez bien ce patronyme qui n’a rien d’usurpé. Après des études littéraires et une formation à l’INSAS, école de cinéma publique à Bruxelles, il a livré deux très beaux courts métrages : un documentaire sur une enfant de l’assistance publique en Pologne nommé Angelika. Et une adaptation d’une chronique racontant "l’enfermement de la société, le repli sécuritaire où l'on met des codes à toutes nos portes, ce qui empêche de porter secours", intitulé Mort aux codes. Jusqu’au Sixième enfant, sur lequel il s'est penché en 2018 et qui sort en salles ce mercredi.
L'histoire est celle de Franck, ferrailleur, et de Meriem. Ils ont cinq enfants, un sixième en route, et de sérieux problèmes d’argent. Julien et Anna sont avocats et n’arrivent pas à avoir d’enfant. Leur rencontre est celle d’un impensable arrangement.
J’ai grandi avec cette idée de deux mamans
"Le point de départ de mon film, c’est le roman d’Alain Jaspard, Pleurer des rivières. Lorsque je l’ai découvert, j’ai été très touché par la trajectoire de ces deux femmes autour de cet enfant. J’ai perdu ma mère à l’âge de 6 ans et j’ai ensuite été adopté par une femme devant la loi. J’ai donc grandi avec cette idée de deux mamans", nous a confié le cinéaste.
"J’ai été également bousculé par le pitch du roman, ce trafic, cet échange d’un enfant contre un camion. Et au fur à mesure des pages qui se tournaient, mon jugement s’altérait. J’ai eu l’envie d’aller regarder en profondeur ses personnages, au-delà des préjugés."
Pari gagné. Lorsque l’on voit son film édifiant, questionnant la morale, il est vite compliqué de porter un jugement. Histoire d’amour ou de transgression, de couples ou d’amitié, de folie ou de désir, nos repères sont malmenés.
"Avant d’être une histoire transgressive, c’est en effet une histoire d’amour. Il y a énormément d’amour des deux côtés. D'un côté cette famille qui vit pour ses cinq enfants, pour les faire vivre. Et de l’autre ce couple qui a traversé ensemble énormément d’épreuves et est arrivé à un point de rupture. Arrive cette rencontre qui va déliter les choses. Les couples vont également bouger au fur et à mesure : cela commence sur ces deux familles, puis ces deux femmes, et ces deux hommes."
Deux hommes qui initient cette histoire et son arrangement, mais qui, très vite, "parce qu'ils ne vivent pas les choses de manière charnelle vont être désemparés et avoir des remords et des doutes." Tout en restant "là" malgré tout.
Une histoire d'amour sous forme de thriller
"Les deux détresses de ces femmes me parlaient beaucoup. Le désir au-delà de la raison, et aussi l’arrachement d’une femme qui porte un enfant et sa croyance marquée qu’il sera plus heureux loin d’elle. La rencontre de ces détresses, je voulais les raconter comme un thriller. Je crois que le côté haletant du film nourrit très fort l’ensemble, le fait de laisser beaucoup de choses dans le hors champ ou l’ellipse. Cela nourrit la proximité que l’on a avec eux."
Une proximité que l’on éprouve d’emblée pour ces héros et leur perturbant projet et qui travaille nos certitudes, les questionne, les perturbe. Que leur arrivera t-il, iront-ils jusqu'au bout, est-ce que tout se terminera bien pour eux ? Construit tel un thriller social, le film épouse le voyage mental des héros, leurs urgences, leurs non-dits, le tout au service d'une tension au sein du récit qui rend le spectateur actif dans son travail d'empathie.
Entre chaque couple du film, se logent en outre des rêves puis des doutes, des désaccords profonds, on l’a dit, mais aussi beaucoup d’amour et d’intimité qui n’ont pas besoin de scène dédiée -de lit notamment- pour s’imposer.
"Il y avait une scène d’amour entre Anna (Sara Giraudeau) et Julien (Benjamin Lavernhe) dès le début du roman mais j’ai choisi de ne pas la mettre en scène", a précisé Léopold Legrand, souhaitant ne pas pénétrer davantage l’intimité de ce couple, de cette femme surtout qui a déjà tant subi médicalement, lorsqu’elle a voulu procréer justement.
Un quatuor d'acteurs très vite (ré)unis
L'intimité la vraie, est pourtant bel et bien là, emmenée par ce quatuor d'acteurs au diapason que Léopold Legrand admirait depuis toujours, qu'il a réuni très vite, avec qui il a beaucoup échangé, tous étant plus intéressés par l'histoire, l'identité de leurs personnages, que par la manière individuelle de les jouer. Rester à hauteur de leurs problématiques, les comprendre, les aimer, a ainsi, il le dit, toujours été le fil rouge du tournage, des choix de mise en scène et des échanges.
"Pour Meriem et Franck, les personnages incarnés par Judith et Damien, c'était un petit peu particulier parce que comme ils allaient interpréter des gens issus de la communauté des gens du voyage, il y avait un gros travail. Damien avait ce visage que je voulais marqué par la vie en extérieur, Judith, c’était plus un travail de composition et je connaissais sa capacité à faire un vrai travail documentaire en amont et à essayer de raconter des choses sans pathos, ni misérabilisme."
"Benjamin et Sara, c’était l’envie de travailler avec un couple jeune pour évacuer la question de l’âge limite. J’avais envie de tout mettre en place pour que la question du désir soit le plus fort possible. Je voulais raconter l’histoire d’une femme qui a un désir tellement viscéral qu’elle va aller au-delà de la raison, et pas parce qu’elle a atteint l’âge limite. Dans le roman, elle était illustratrice de livres pour enfants. Moi j’avais envie qu’elle soit avocate, parce qu’elle est consciente de la loi et de ce qu’elle va transgresser."
L'un des plus beaux rôles de [sa] carrière
Aux côtés de cette héroïne poignante, gracile et déterminée incarnée par Sara Giraudeau, Benjamin Lavernhe se distingue, impressionnant de doute et de colère maîtrisés : "Ce jeune héros, je l’ai aimé très vite. Je m’y suis identifié très vite, son parcours du combattant pour adopter, cet homme qui aime profondément sa femme et la voit s’emporter dans une espèce de folie, quelque chose de déraisonnable.
Le fait qu’il soit avocat aussi, garant de la loi, mis à l’épreuve, c’est génial. J’ai aimé ce type et la tempête dans laquelle le scénario le plongeait. Son amour est mis à l’épreuve mais il reste coûte que coûte", nous a confié l’acteur, heureux de son film, qu’il pense à juste titre être "l’un des plus beaux rôles de [sa] carrière". "Je suis content qu’il m’ait amené là. J’avais l’impression d’être bridé au début car être en retenu mais non. J’ai aimé l’endroit où il m’a mis, j'ai aimé comment il m’a dirigé."
Connu du grand public pour ses rôles de comédie (Le sens de la fête, Mon inconnue en tête) et sa capacité à susciter le rire en un clin d’œil même au sein des situations qui n’ont rien de drôle, Lavernhe offre en effet ici une partition plus réservée.
"Le grand public connaît Benjamin pour ses rôles de comédies mais c’est un acteur foisonnant, qui a plein d’idées, amène toujours quelque chose en plus et souvent qui emmène vers le rire, dédramatise. Un humour soit cynique, soit décalé, très touchant, très drôle.
Mais sur le film, son potentiel d’être un homme qui intériorise beaucoup me plaisait. J’avais envie qu’il soit à l’os, rugueux. Cela a été un gros travail pour ne rien mettre de plus, sans mimique, juste au plus près et simple des choses que l'on raconte. Sur le film, il disait toujours "Ah tu me brides, je ne peux rien faire". On en rigolait car on avait toutes deux grande confiance. Ce n’est pas un contre emploi, mais un endroit où on le connaît moins", précise Léopold Legrand.
Afin de mieux appréhender les nuances de son personnage, le comédien a posé beaucoup de questions tout au long du processus de création : "Léopold était un partenaire, passionné, content de me répondre. Il était ouvert mais savait ce qu’il voulait. Il arrivait à emporter le morceau, à convaincre. J’adore quand j’ai l’impression de faire partie du processus de création. Je ne suis pas juste interprète. Je mets mon grain de sel. Je suis en confiance, je m’autorise. C’est aussi une manière de tester les limites."
Les limites d'un réalisateur qui n'en a pas lorsqu'il s'agit de mettre les nôtres à l'épreuve en nous plaçant au plus près de ce héros-là ; de ses doutes et de ses errances de jugement, lui aussi spectateur, à la fois interloqué et impliqué, raisonnable mais amoureux, désireux de comprendre.
Le déstabilisant, impactant et émouvant Sixième enfant se joue dans vos cinémas dès aujourd'hui.