"Quand leur avion se crashe sur une île apparemment déserte, un groupe de survivants doit travailler ensemble pour survivre dans un environnement hostile” : voilà un synopsis qui paraissait pourtant simple. Mais dès son premier épisode, Lost ne cache pas son penchant pour les énigmes compliquées : île aux étranges propriétés électromagnétiques, ours polaire déplacé, monstre de fumée noire, survivants aux destinées étroitement liées, espace-temps embrouillé et immortalité… Autant de mystères qui font de la série la légende qu’elle est aujourd’hui. Et il aura bien fallu plusieurs cerveaux pour l’inventer. Tout a commencé avec une idée : celle de Lloyd Braun, le président de la chaîne ABC au moment des faits.
“L’histoire commence en 2001. Je regardais une émission de télé-réalité produite par Conan O’Brien et intitulée ‘Lost’. Je me souviens avoir pensé : ‘C’est le meilleur titre de série de tous les temps’. L’émission a été annulée et j’ai mis le titre dans un coin de mon cerveau. Deux ou trois ans plus tard, je suis à Hawaï avec ma famille [...]. Un soir, Seul au monde passe à la télé. Le lendemain, il y avait un dîner sur la plage. Je me suis assis là avec un verre à la main en pensant : ‘Qu’est-ce que j’aimerais pouvoir comprendre comment faire une série comme ça.’ Peu de temps après, une grande retraite ABC est organisée, avec environ 100 à 200 personnes, et tout le monde devait proposer quelque chose. [...] Je lance l’idée, pas un mot.” (Empire Magazine, 2013).
UNE PREMIÈRE ESQUISSE RATÉE
Thom Sherman, alors président de la société de production Bad Robot qu’il a cofondée avec le scénariste et réalisateur J.J. Abrams et le producteur Bryan Burk, lui, pourtant croit au projet et se propose d’aider. C’est ainsi que le scénariste Jeffrey Lieber entre en scène : il est appelé à développer une première version du script partant de l’idée originale de Braun. La consigne est claire : il faut que le show ait l’air réel. Lieber part sur les idées suivantes : la création d’une nouvelle société et la survie à tout prix. Il raconte : “Au centre se trouvaient deux frères, comme Caïn et Abel. Après le crash de l’avion, le frère riche s’installe à l’intérieur des terres, dans une forteresse. L’autre, moins aisé, s’installe sur la plage. [...] À un moment donné, j’ai proposé une attaque de requin, mais on m’a dit : ‘Non, ce n’est pas réaliste !’’. Au cours de l’année, Braun reçoit des mises à jour sur ce qu’il appelle “son projet favori” puis enfin un script aux alentours de Noël. Et là, c’est la déception. “J’étais en vacances et j’avais un paquet de scripts à lire. [...] J’arrive à un script appelé ‘Nowhere’. Et je me dis : ‘Oh non. Ne me dis pas que c’est ça…’. Je commence à lire le script et je le déteste. C’est exactement ce que tout le monde craignait. Je suis extrêmement dégoûté.”
J.J ABRAMS À LA RESCOUSSE
Un seul homme peut alors les sauver : celui dont le nom est toujours mentionné lorsqu’un problème se présente. “Chez ABC, à chaque fois que nous avions une idée avec laquelle nous avions des problèmes, le premier nom qui revenait toujours dans nos esprits était : ‘Qu'est-ce que J.J. ferait ?'” précise Thom Sherman (“La Genèse de Lost”, featurette spéciale issue du coffret DVD Lost, les disparus, l’intégral saison 1).
Cependant, Abrams est occupé – avec Alias, entre autres projets. La proposition est toutefois lancée mais le scénariste tant convoité hésite, n’ayant pas beaucoup de temps à s’y consacrer. Il finit tout de même par y réfléchir. “J’ai commencé à penser à ce que serait une histoire qui serait intéressante pour moi à propos d’un crash d’avion et de ses survivants. Ensuite, j’ai eu cette idée : et si l’île n'était pas juste une île. Et s’ils y trouvaient une écoutille. Et pour moi, cette petite chose étrange c’était une pépite, et ça pouvait être plutôt cool.” “J.J. nous a appelés et nous a dit : ‘Malheureusement, j’ai quelques idées.’ [Rires].” raconte Thom Sherman.
Abrams pose ses conditions : le show doit être plus qu’une série sur les survivants et l’île doit être un personnage mystérieux à part entière. Cependant, il est réellement très occupé et demande un partenaire d’écriture : c’est ainsi que Damon Lindelof, un véritable fan d’Abrams, intègre le projet. “J'ai commencé à penser. [...] Un mystère sur les personnes impliquées dans l’accident, et un mystère sur l’île sur laquelle ils se sont écrasés”, raconte Lindelof. Les deux scénaristes, sur la même longueur d’ondes, forment rapidement un duo d’enfer et la suite vous la connaissez : Lost dans toute sa splendeur démesurée.
Alors qu’Abrams et Lindelof s’en donnent à coeur joie grâce à la grande liberté de création que Lloyd Braun leur offre, ce dernier retombe enfin sous le charme de son projet qui n’a alors plus rien à voir avec la version de Jeffrey Lieber qu’il avait tant détestée. Et que pense Lieber justement de ce remaniement presque entier ? “Je n’ai pas de rancune - ce que Damon et J.J. ont fait était incroyable et je suis fier de mon association limitée avec le projet. Cela dit, quand j’ai vu le pilote et les arbres trembler à la fin, j’ai ri tout seul. Parce que j’étais tellement forcé à rester dans la réalité lors de mon brouillon que je ne pouvais même pas avoir une attaque de requin. J’aurais dû en faire une attaque d’ours polaire !’”
PROJET CRITIQUÉ ET DÉPART PRÉMATURÉ
Le projet est enfin sur la bonne voie mais les complications, elles, ne s’arrêtent pas là. En effet, Lloyd Braun entretient des relations conflictuelles avec Michael Eisner et Robert Iger, deux membres hauts placés de la société mère d’ABC, Disney. Des différends qui semblent empêcher le projet d’avancer comme Braun le souhaiterait : Lost rencontre une résistance à chaque étape de son processus. Le scénario est ainsi fortement critiqué par les exécutifs de Disney.
Et le problème s’étend : ce qui naît des esprits ingénieux d’Abrams et Lindelof n’est pas bon marché car qui dit scénario recherché et ambitieux projet, dit moyens financiers. De ses décors élaborés à ses visuels cinématographiques en passant par sa bande son inquiétante - réalisée avec des véritables morceaux d’avion en guise de percussions -, Lost nécessite un certain budget. À une époque où la plupart des pilotes de 45 minutes coûtent entre 4 et 5 millions de dollars, Lost joue les rebelles : son pilote (en deux parties toutefois) est le plus cher de l’histoire d’ABC, coûtant environ 13 millions de dollars.
Déterminé pourtant, Braun poursuit tout de même le tournage du pilote à Hawaï… jusqu’à ce qu’il ne fasse plus partie d’ABC ! Démission ou licenciement, la rumeur va bon train. La plus répandue dit qu’il a été remercié pour avoir donné le feu vert au pilote trop coûteux avant même que les épisodes ne soient diffusés. Cependant, les sources diffèrent. D’autres disent qu’il a démissionné pour “sauver” le projet, craignant que sa relation avec Disney ne se mette en travers de la progression du show. Quoi qu’il en soit, au moment de sa diffusion, il n’est plus là pour profiter du succès de la série dont il a eu l’idée. Pourtant c’est à lui que la chaîne doit désormais l’un de ses plus grands succès, lui qui a aussi approuvé deux autres grandes séries, Desperate Housewives et Grey’s Anatomy…
UNE VOIX OFF, UN SECRET
Mais Braun a tout de même laissé sa marque sur le projet… et surtout sa voix s’il vous plaît ! Pour ceux qui ont regardé la version originale, souvenez-vous de ce timbre rauque qui prononçait le mythique “Previously on Lost” : c’était celui de Lloyd Braun. À la demande de J.J. Abrams et en hommage à son rôle dans la réalisation de la série après son “départ” d’ABC, Braun accepte d’enregistrer la réplique sous condition d’anonymat.
Les deux hommes accompagnés d’un preneur de son se rencontrent alors dans une salle de conférence du Beverly Hills Hotel. Selon Braun, l’enregistrement a été quelque peu modifié pour aider à déguiser son timbre. L’identité de l’homme derrière la voix a été gardée secrète pendant plusieurs années avant que, toujours selon Braun, Howard Stern, l’un de ses amis proches, ne découvre puis ne divulgue le secret. (Vulture, 2010).
Bien qu’il n’ait pas récolté tous les lauriers qu’il aurait mérités, le risque de Lloyd Braun a tout de même payé : la pluie d’éloges est tombée, les spectateurs ont été fascinés, les récompenses décernées et Lost est devenue l’une des séries les plus acclamées, les plus adorées et les plus théorisées de tous les temps – et l’une des meilleures assurément. Un chef-d’œuvre (onéreux) du petit écran qui n’a pas de précédent.
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