On a beaucoup parlé de Léa Seydoux et Mathieu Amalric, grâce aux nombreux films qu'ils ont présenté en peu de jours. Mais pas d'Eskil Vogt. Ou pas assez, alors qu'il s'agissait de l'un des hommes forts du dernier Festival de Cannes. Co-scénariste de Julie (en 12 chapitres), qui a offert un Prix d'Interprétation Féminine à son actrice Renate Reinsve et lui vaut aujourd'hui une nomination pour l'Oscar du Meilleur Scénario Original, il s'est également illustré en tant que réalisateur, dans la catégorie Un Certain Regard.
C'est là qu'il a dévoilé The Innocents, son deuxième long métrage. Soit l'histoire de quatre enfants qui se découvrent des pouvoirs et s'amusent à repousser leurs limites, sans se douter de la tournure inquiétante que vont prendre leurs jeux. Un vrai film choc, brillamment mis en scène, qui maintient une tension constante et se révèle passionnant dans sa manière de théoriser sur la notion de regard.
Passionnant, son auteur l'est aussi. Passé par la FEMIS, le Norvégien s'exprime dans un français quasi-parfait, comme nous avons pu le constater sur la Croisette, au lendemain de la présentation officielle de son bébé, récompensé ensuite à Gérardmer ou L'Étrange Festival.
AlloCiné : Dans son approche du fantastique, "The Innocents" rappelle "Thelma", que vous aviez écrit avec Joachim Trier. Est-ce le fait de travailler sur ce film qui a déclenché l'envie de faire "The Innoncents" ?
Eskil Vogt : Oui, et même avant que Thelma ne soit conçu. C'était au tout début, lorsqu'on savait avec Joachim qu'on voulait creuser, à notre manière, cette veine du cinéma de genre, avec des images plus iconiques… Tout ce que le cinéma de genre permet, au contraire des films réalistes.
Nous avons échangé sur plusieurs idées, et c'est là que m'est venue celle-ci, tout simple, de prendre l'imagination des enfants au sérieux. Car quand tu es enfant et que tu joues, tu y crois tellement que ça te paraît vrai. Et ici, des choses magiques se produisent, puis chacun rentre chez ses parents et tout disparait un peu, si bien que l'on se demande si c'était vrai ou le fruit de leur imagination.
J'avais proposé cette idée à Joachim [pour qu'il réalise le film], mais il s'intéressait moins à ça donc je l'ai mis de côté. Sauf que nous avons continué à explorer ce registre en créant Thelma, et ça m'a travaillé de plus en plus.
Le fait que ces jeux d'enfants tournent à l'horreur, est-ce une manière pour vous de montrer l'impact que peut avoir le monde actuel sur eux et leur imagination ?
Je voulais plutôt parler de l'enfance en général, et pas seulement celle d'aujourd'hui. C'est un moment que nous avons tous vécu, et je voulais évoquer l'imagination des enfants et leur capacité à ressentir des choses très fortement, qui peut se retourner contre eux. Car une simple ombre sur un mur le soir peut te terrifier au point de t'empêcher de dormir.
Adulte, je n'ai jamais ressenti la peur d'une manière aussi forte que quand j'étais enfant, donc il fallait que ça fasse partie du film. Faire un film sur l'enfance sous l'angle de la nostalgie, en disant que tout était bien, ça n'a pas grand intérêt. Il fallait cet aspect, mais aussi le côté imprévisible des enfants, qui font des expériences et repoussent les limites de la morale qui leur est imposée. Il faut qu'il s'interrogent dessus pour trouver leur morale intérieure. Tout cela créé quelque chose de plus complexe, plus intéressant qu'un récit classique sur l'enfance.
Dès que tu vas trop loin avec la violence au cinéma, tu n'as plus d'impact
Vous-même semblez aussi repousser des limites, car "The Innocents" montre pas mal de choses étonnantes que nous ne sommes pas habitués à voir avec des enfants au cinéma. Comment avez-vous trouvé l'équilibre entre ce que vous vouliez montrer et ce que vous vouliez laisser hors-champ ?
Ce qui m'intéresse dans le cinéma d'horreur - et le débat est ouvert quant à savoir si mon film en fait partie ou non, je l'accepte - c'est que le corps du spectateur participe aussi. Et pour cela, il faut quelque chose de violent sur le plan corporel.
Peut-être pas beaucoup. mais juste à un moment. Et si tu le fais une fois, tu peux être plus subtil les fois suivantes. Car les gens savent que tout peut se passer dans ce genre de film. Si tu ne le fais pas, les spectateurs sont davantage dans le confort car ils ressentent moins de danger. Ce récit permettait de le faire de manière intéressante, car le fait que ce soit des enfants rend les choses inattendues. C'est dans leur jeu, ils ont eu des impulsions, des idées, font des expériences. C'est innocent sans l'être, parce que leurs actes sont extrêmes.
Mais je voulais que le film reste dans un certain cadre. Dès que tu vas trop loin avec la violence au cinéma, tu n'as plus d'impact. La tête qui explose avec le sang partout, je trouve ça marrant et je rigole car je sais que ça n'est pas vrai. Mais je ne m'identifie pas. Un coup de marteau sur un doigt, en revanche, je le ressens dans tout mon corps.
Parce qu'on sait que ça peut nous arriver.
Oui, et nous avons une expérience d'une douleur un peu similaire. On a sans doute vécu quelque chose qui y ressemble. Et je voulais que la plupart des scènes tournent autour de ce genre de violence. Que ce ne soit pas quelque chose de trop extrême non plus, car ça reste un film avec de grands enjeux, sur la vie et la mort notamment. D'une manière subtile j'espère.
Comment dirige-t-on des enfants dans ces scènes ? Qu'est-ce que cela demande comme préparation et accompagner pour parvenir à filmer cela ?
Déjà on a fait un casting pendant très longtemps. Puis des ateliers avec eux, pour qu'ils apprennent comment travailler, donc on a eu beaucoup de temps pour créer un lien de confiance. Et les quatre enfants sont devenus amis, ce qui a permis d'avoir une ambiance très détendue, et c'était super important. Dès le début, je me suis dit qu'il fallait toujours leur dire la vérité, jamais tricher ou les surprendre.
Si tu as un enfant un jour ou deux sur le plateau, tu peux tricher pour avoir des moments un peu vrais de surprise. Pas si tu passes trente ou quarante jours avec. Ça nuit à votre relation. Il faut faire l'inverse : tout expliquer, leur donner l'occasion de poser des questions. Quand nous avions des scènes un peu dures à tourner, nous devions bien les préparer. Mais au final ils les trouvent très drôles à faire, car c'est un jeu. Ils bloquaient davantage sur des choses plus bêtes et pouvaient avoir l'impression de ne pas réussir à faire un truc dans une scène pas très importante, mais celles qui étaient plus extrêmes, ils adoraient (rires)
Parce qu'ils ne réalisaient pas ce que contenait la scène ?
C'est très morcelé un tournage, avec un plan, puis un autre… Le plus important, pour moi, était qu'ils puissent se mettre dans l'état émotionel des personnages, et c'est ce que nous avons beaucoup travaillé. Ils pouvaient donc se mettre dans cet état de peur, avec une respiration rapide et les larmes aux yeux, mais lorsqu'on disait "Coupez !", ils se mettaient à courir partout parce qu'ils avaient plein d'énergie à libérer.
Et ils adorent l'attention qu'on leur donne. Ça n'est pas habituel pour eux d'avoir autant d'adultes qui s'intéressent à ce qu'ils font. Mais je ne voulais pas qu'ils voient le film terminé. Parce que là, quand tu mets tous les plans ensemble, la musique, le son, tu obtiens un truc potentiellement plus traumatisant que ce qu'ils ont vécu sur le plateau.
Dans le cinéma de genre, tu as le droit de créer une nouvelle logique visuelle pour raconter des choses
Ils ne sont donc pas restés pour la séance officielle ?
Non. Ils sont restés pendant les quinze-vingt premières minutes, pour se voir à l'écran, puis ils sont revenus pour le générique de fin. Ils m'en veulent pour ça (rires) Mais c'est aux parents de prendre cette décision. Maintenant qu'ils l'ont vu, ils savent s'il y a un point ou un autre qui peut coincer. Moi j'avais un peu peur pour eux.
Que vous parliez du fait de montrer, ou non, le film aux jeunes acteurs va dans le prolongement de l'un des thèmes centraux de "The Innocents" : celui du regard. Car c'est grâce à lui qu'un lien se créé entre les enfants à l'écran, il y a ce que vous choisissez de montrer et laisser hors-champ, et c'était déjà un élément central de "Blind", votre premier long métrage. Pourquoi est-ce si important pour vous ?
Pour moi le regard est essentiel au cinéma. C'est pour ça que le défi de filmer une femme aveugle dans mon premier film m'intéressait autant.
Comment réinventer le langage cinématographique quand tu ne peux pas faire ces raccords sur le regard qu'on fait tout le temps au cinéma ? D'habitude, tu attends que le regard change pour faire le contrechamp, mais là non. C'était impossible avec une femme aveugle. J'aime jouer avec ces bases du cinéma et, ici, je m'intéressais également au regard intérieur. Surtout avec Aisha et Anna, qui se voient sans se voir. Ben participe aussi.
Trouver ce genre de lien, qui va au-delà des raccords cinématographiques normaux, tu as le droit dans le cinéma de genre. Tu as le droit de créer une nouvelle logique visuelle pour raconter des choses. Comme ça n'est pas réaliste dans le fond. Il y a une base de réalisme, et il était important que certains détails soient réalistes. Mais il était aussi important de créer une logique visuelle qui n'existait nulle part ailleurs. Et c'est l'une des choses que le cinéma permet.
L'une des forces de "The Innocents", c'est la tension que vous parvenez à maintenir du début à la fin. Comment est-ce qu'elle se créé au montage ?
Ça a été compliqué et on a longtemps travaillé sur le montage. Au final, le résultat est assez proche du scénario. Mais c'est vraiment dans les détails que le suspense, l'angoisse et l'ambiance se jouent. Et au son, évidemment. Le travail sonore nous a aussi demandé du temps. Mais il a fallu trouver le bon rythme, car le film commence doucement, mais il faut que l'on sente tout de suite que quelque chose va se produire.
Ça n'est pas un drame sur une enfant ignorée par ses parents car sa sœur demande plus d'attention à cause de son autisme. On aurait pu le croire au début, sans tous ces détails qui créent une ambiance d'angoisse. Ça aidait aussi que le film se déroule pendant les vacances d'été, car nous avions ces espaces vides, ces lieux abandonnés dont on a pu se servir pour l'ambiance, où tu peux t'inquiéter lorsque tu vois quelqu'un d'autre.
Le défi du film était vraiment de créer ce suspense dans les détails. Avec ces petits gestes, ces regards. Ce que touchent les enfants, qui ont cette capacité à s'intéresser aux petits détails, pour des raisons parfois mystérieuses. On filme les secrets des enfants, et ça participe à l'ambiance.
Il est difficile de ne pas penser aux "Innocents" de Jack Clayton et les écrits d'Henry James en voyant le titre de votre film. Est-ce en référence à ça que vous l'avez choisi ?
J'aime beaucoup ce film, mais ça n'est pas à cause de ça. Il n'y a pas d'autre film appelé "De uskyldige" en Norvège, et celui de Jack Clayton n'est pas connu sous ce nom là-bas. Et quand il a fallu un titre international pour le nôtre, je n'ai pas voulu l'abandonner car je le trouvais tellement bien par rapport à son thème principal.
Et puis j'adore le film de Jack Clayton, donc ça ne me gêne pas qu'on voit mon titre comme un clin-d'œil, même s'il a des thèmes très différents du mien. Il parle davantage de la fragilité psychologique de cette femme [jouée par Deborah Kerr, ndlr], et on se demande si ce qu'il se passe est vrai ou non. C'est un film de fantômes aussi. Ils sont très différents, mais ça ne me dérange pas, c'est une beau film. Une belle référence (rires)
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes le 12 juillet 2021