Trois ans après avoir fait l'ouverture (et divisé) avec Everybody Knows, son drame en langue espagnole, Asghar Farhadi est revenu à Cannes avec Un héros, tourné dans son Iran natal. Soit l'histoire d'un prisonnier dont la vie bascule de manière inattendue lors d'une permission de deux jours.
Récompensé par un Grand Prix (ex-æquo avec Compartiment N°6), le long métrage aborde un sujet qui tenait à cœur au réalisateur et scénariste, comme il nous l'a expliqué lors de son passage à Paris, quelques mois plus tard.
AlloCiné : L'histoire de "Un héros" paraît très plausible et universelle. Une histoire vraie a-t-elle inspiré le scénario ? Ou même plusieurs ?
Asghar Farhadi : Un film ne vient jamais d'un fait unique. Ce n'est jamais un rapport aussi direct, mais toujours un concours de circonstances. Il y a une sorte de confluence qui se produit et fait que quelque chose jaillit, que les choses se contruisent petit à petit. Ici, en l'occurrence, le concept me vient de l'époque où j'étais étudiant et j'ai vu une représentation d'une pièce de Bertolt Brecht, "La vie de Galilée".
Dès lors, la question de la fabrication du héros m'a intéressé et a suscité une réflexion à titre personnel. Je n'avais pas du tout, à l'époque, la moindre idée du fait que je deviendrais cinéaste, et encore moins que je voudrais en faire un film. C'est juste un sujet qui m'intéressait. Par la suite, tout au long de ma vie, quand j'entendais, lisais ou voyais à la télévision l'histoire de ces gens qui, soudain, sont mis en lumière parce qu'ils ont commis un acte que l'on veut ériger comme exemplaire, je me suis toujours intéressé à ces histoires. Je les relevais.
Et puis, il y a huit ou neuf ans, j'enseignais dans un atelier de cinéma comme je le fais souvent. Et comme un simple projet pédagogique, je proposais à mes étudiants de se diviser en groupes de deux ou trois personnes, et je leur ai moi-même transmis certaines de ces histoires que j'avais relevées dans la presse. Je leur ai aussi demandé d'essayer d'en trouver d'autres, et de faire des petits sujets sur ces personnes, sur des parcours de ce type.
Mais, là encore, ça ne dépassait pas le cadre de la réflexion et de la démarche pédagogique. C'est seulement encore plus tard, quand je revenais d'Espagne après avoir tourné Everybody Knows, à mon retour en Iran, que je me suis dit que ce concept, ce sujet qui occupait et qui m'intéressait depuis des années, pouvait mériter que je m'y attarde davantage pour écrire une histoire qui ait ce sujet en son cœur.
La question de la fabrication du héros m'a intéressé et a suscité une réflexion à titre personnel
Vous dites avoir voulu questionner la notion de héros, sa fabrication. Et on a le sentiment que le titre est ironique, qu'il pourrait y avoir un point d'interrogation à la fin.
Ceux qui ne savaient pas quel était le sujet du film que j'étais en train de préparer n'en entendaient que le titre. Et Un héros renvoit à un archétype, un type de personnage. On s'attendait sans doute à un personnage qui, comme le font les héros, est extrêmement fort et déterminé, prend rapidement des décisions et va de l'avant, au devant des conflits et des obstacles à franchir.
Alors que, très vite, on se rend compte que notre personnage est quelqu'un qui, bien au contraire, est plutôt passif et ne parvient pas à prendre de décision personnelle avant la toute fin du film, et qui se laisse plutôt porter dans une sorte de fragilité, d'impossibilité d'agir en son nom propre. Il y a, en effet, un décalage, une dualité entre le titre et le personnage.
Vous avez dit avoir cette idée en tête depuis longtemps, pourquoi y êtes-vous revenu récemment ? Est-ce que le fait que cette fabrication du héros passe par les réseaux sociaux a joué, en permettant de raconter l'histoire à travers eux ?
Non, les réseaux sociaux n'ont pas été un élément déclencheur déterminant. Au contraire, ils étaient absents initialement. C'est l'histoire en elle-même qui a mûri, avec ce parcours du personnage que j'ai voulu raconter. Et parce que ce parcours commençait par une ascension, avec le fait d'être mis en lumière et porté aux nues, cela devait passer par des moyens, ce que sont les réseaux sociaux dans le film. Mais nullement une fin.
Mais j'ai pris le temps car l'idée a eu besoin de mûrir. C'est un délai assez classique entre le moment où l'idée germe dans votre esprit et semble digne d'intérêt, et le jour où, enfin, elle commence à prendre corps et que vous vous sentez capable d'en faire une histoire qui se tient.
Y a-t-il une raison particulière pour que le récit se déroule à Shiraz, là où on s'attendait plutôt à Téhéran ?
Les raisons sont multiples. Il y a d'abord des raisons strictement personnelles, mais pour ce qui est de l'histoire à proprement parler, il y a le fait que cette crise dans laquelle est plongé le personnage principal est très vite prise en charge par sa communauté tout entière, et les personnes autour de lui qui l'accompagnent et vivent cette crise avec lui.
Or, ce type de tissu social très solidaire n'existe guère plus, aujourd'hui, dans une mégapole comme Téhéran. C'est plutôt dans une ville de province, où les modes de vie sont encore plus traditionnels qu'il est crédible que le groupe tout entier soit concerné par la crise que traverse le personnage central. Et puis Shiraz est une ville qui évoque, chez tout Iranien, une certaine nostalgie.
Car y sont associé tous les héros nationaux, toutes les figures mythiques, toute la gloire passée de l'Iran. Tous ces héros ont laissé une trace dans la ville de Shiraz. Elle possède en elle quelque chose d'une grandeur, d'un héroïsme, qui allait avec ces idées du culte et de la fabrication du héros, au cœur du récit.
Ce type de tissu social très solidaire n'existe guère plus dans une mégapole comme Téhéran
Comme dans beaucoup de vos films, plusieurs choses passent par le regard des enfants. Pourquoi ce point de vue est-il si important pour vous ?
C'est vrai qu'ils sont toujours présents, mais ce film marque un changement. Jusqu'ici, ils étaient majoritairement témoins, souvent silencieux, des conflits qui opposent leurs parents, des adultes. Ils sont impliqués, sur le plan émotionnel, impactés par ces conflits, mais restent des témoins, des observateurs plutôt silencieux.
Dans Un héros, les enfants ont un rôle plus actif dans la mesure où ils questionnent ces événements. Où leurs questions, qu'il s'agisse de celles du fils de Rahim ou des autres, les rendent plus actifs dans ce processus. Comme si eux-mêmes avaient acquis une certaine maturité, et qu'ils ne se contentent plus d'être psychologiquement impactés par ces faits mais cherchent aussi à les comprendre, à avoir un rapport plus rationnel pour réfléchir aux événements auxquels ils assistent.
Et notamment les questionnements du fils du personnage principal vis-à-vis de son père et du fait qu'il ait, ou non, accompli ces actes. Il se demande où est la vérité, et pourquoi il ne faut pas que la vidéo sur laquelle beaucoup de choses reposent soit publiée. Il y aussi les questions des autres enfants : l'un des derniers dialogues du film est une question posée par un enfant, donc ils ont cette plus grande maturité, qui leur permet davantage de prendre les choses en main.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 30 novembre 2021