DE QUOI ÇA PARLE ?
En salles le 8 décembre, Les Amants sacrifiés, nouveau long-métrage du maestro Kiyoshi Kurosawa, nous entraîne à Kobe, en 1941. Yusaku et sa femme Satoko vivent comme un couple moderne et épanoui, loin de la tension grandissante entre le Japon et l’Occident. Mais après un voyage en Mandchourie, Yusaku commence à agir étrangement… Au point d’attirer les soupçons de sa femme et des autorités. Que leur cache-t-il ? Et jusqu'où Satoko est-elle prête à aller pour le savoir ?
UNE HISTOIRE VRAIE SORDIDE
"Bien que situé dans le Japon des années 1940, le film me semble d’autant plus pertinent aujourd'hui avec la pandémie, secoués que nous sommes par toutes sortes de manifestations et de guerres commerciales, nous nous battons pour ne pas perdre la tête" explique le réalisateur. Récompensée par le Lion d’Argent de la meilleure mise en scène au Festival de Venise 2020, cette nouvelle oeuvre du Maître japonais nous confronte plus que jamais au paradoxe d’être humain.
En effet, ce récit écrit Ryusuke Hamaguchi (Drive my Car, Senses) prend ses racines au coeur d'une horrifique histoire vraie s'étant déroulée durant la Seconde Guerre mondiale. Tout d'abord, il faut noter qu'il s'agit du premier film historique de Kiyoshi Kurosawa, connu pour sa propension à filmer le mystère et l'étrange (Cure, Kaïro, Le Secret de la chambre noire, Vers l'autre rive).
"La chronologie et les événements de cette période étant actés, j’ai dû me projeter avec d’autant plus de rigueur dans mon sujet, jusqu’à imaginer les dilemmes intérieurs que devaient éprouver les gens en envisageant leur avenir face à la guerre. Ce n’est pas le même travail que quand on invente un univers de toute pièce, qui n’a pas à être crédible.
Ce qui s'est avéré le plus difficile fut de se documenter sur les activités de l'armée japonaise en Mandchourie. Il ne reste en effet pas beaucoup de traces de cette époque. Les Japonais ne s’intéressent pas tant à la compréhension et à l’étude de leur passé… Nous avons donc dû recréer certaines scènes par nous-mêmes", précise le metteur en scène.
C'EST QUOI L'UNITÉ 731 ?
Si les nippons ne se penchent pas sur ce passé précis, c'est parce qu'il se révèle être d'une rare violence. L'expansion japonaise dans l'est de l'Asie a débuté en 1931 avec l'invasion de la Mandchourie, province chinoise évoquée dans Les Amants sacrifiés. Créée entre 1932 et 1933 par mandat impérial, l'Unité 731 y était une faction militaire de recherche bactériologique de l'Armée impériale japonaise.
Ce groupe était dirigé par Shirō Ishii et rassemblait une centaine de chercheurs. Officiellement, il se consacrait à la "prévention des épidémies et la purification de l'eau". En réalité, l'unité effectuait des expérimentations sur des cobayes humains et des recherches sur diverses maladies. Le but était de les utiliser comme armes bactériologiques.
Les expériences pratiquées au Mandchoukouo (nom de la Mandchourie sous domination japonaise) ont fait entre 300.000 et 480.000 victimes. L'État japonais n’a reconnu son existence qu’en 2002. L'Unité 731 est aujourd'hui reconnue responsable de crimes de guerre et crimes contre l'humanité.
Cet épisode sombre de l'Histoire du Pays du Soleil Levant est aujourd'hui encore un sujet quasiment tabou. En s'attaquant à ce récit peu glorieux concernant l'Armée nippone, Kiyoshi Kurosawa brise une certaine omerta, effectuant un nécessaire travail de mémoire à travers un récit d'espionnage.
LE SENS DU SACRIFICE
"Il était compliqué de donner un point de vue créatif et personnel sur le passé. Les faits historiques étant figés, donner sa propre vision sur une partie de l’Histoire relève presque du fardeau. Je ne pouvais pas me permettre d’être insouciant. Mais je suis parti du principe qu’il fallait avant tout faire ce film pour le plaisir, pas pour exprimer mon point de vue politique", précise le cinéaste.
Pour Kurosawa, la guerre est certes en toile de fond de ce récit, qui ne nie pas l’implication du Japon dans de nombreux actes de violence commis à l’étranger – la Mandchourie, dans ce cas précis.
"Mais ce que je voulais surtout montrer était la manière dont les deux protagonistes ont engagé une lutte avec leurs émotions, dès qu’ils ont découvert les actes impitoyables commis par leur pays. Cela les a conduit à inverser le sens de leur existence, à prendre une décision sans retour, au nom de leur justice. Dans tous les cas, un sacrifice était à faire : soi ou sa patrie. La guerre est avant tout d’ordre psychologique. Tout le monde, par défaut, perd quelque chose de précieux dans la guerre", conclut le réalisateur.