Trois ans après l'électrisant Leto, Kirill Serebrennikov était de retour dans la compétition cannoise avec La Fièvre de Petrov. Mais, alors que la majorité des talents avait pu faire le voyage vers la Croisette, il a de nouveau brillé par son absence, frappé d'une interdiction de quitter le territoire russe, après avoir été assigné à domicile quelques années plus tôt.
C'est donc à travers un écran que nous parlons avec lui de son nouveau long métrage. Une situation à laquelle le Covid et ses confinements nous ont habitués depuis 2020, mais qui permet à Kirill Serebrennikov de faire la promotion de son film, adaptation visuellement folle du roman d'Alexeï Salnikov sur une déambulation alcolisée entre rêve et réalité, et de continuer à tourner le prochain, quelques minutes après avoir fini de répondre à nos questions.
AlloCiné : Il y a deux ans, il nous aurait paru étrange de parler avec vous à travers un écran. Aujourd'hui moins, donc on imagine que vous avez plutôt bien vécu cette manière de communiquer pendant la pandémie et le confinement.
Kirill Serebrennikov : Oui, et les gens m'ont même demandé des conseils quant au fait d'être isolé, ayant moi-même eu de l'expérience en la matière. On m'a dit : "Peux-tu nous dire ce qu'il faut faire si on est enfermé dans son appartement ?" J'ai donc enregistré une petite vidéo en sept ou dix points, avec des conseils, des idées pour d'autres personnes, sur ce que vous pouvez faire, comment vous pouvez vous améliorer, ou la meilleure façon de passer le temps.
Il est difficile de ne pas penser au Covid face à la condition de Petrov, avec la grippe et la fièvre dont il souffre. Le film a-t-il été tourné avant ou pendant la pandémie ?
Nous avons tourné avant. À une époque où les mots "pandémie" ou "grippe" n'étaient même pas prononcés. Évidemment, le film est aujourd'hui ouvert à d'autres visions. Et je pense que les gens ne peuvent pas voir nos personnages tousser à l'écran sans penser aux masques.
Aujourd'hui cela semble bien sûr ridicule, étrange et terrifiant. Mais nous avons commencé à tourner avant et notre film a probablement eu un petit air de prophétie sur notre avenir le plus proche. Malheureusement. Mais la grippe dans le film ne concerne pas le Covid. Ni même la maladie. Elle renvoie à la température élevée entre les gens, au sentiment d'anxiété et de perte, à ce parfum de folie et d'absurdité entre les gens.
Les gens ne peuvent pas voir nos personnages tousser à l'écran sans penser aux masques
Qu'aviez-vous aimé dans le livre "Les Petrov, la grippe, etc." pour avoir envie de l'adapter en film ?
Tout est parti de mon producteur Ilya Stewart, qui m'a demandé d'écrire le scénario pour d'autres réalisateurs. Étant alors assigné à résidence, je lui ai dit "Pourquoi pas", car j'avais beaucoup de temps. Quand j'ai commencé à travailler sur le livre, j'ai compris à quel point il était fascinant et très intéressant, puisqu'il m'a fait me plonger dans mon propre passé, dans ma propre enfance.
Quand j'ai terminé le scénario, j'ai demandé à Ilya s'il avait un réalisateur pour faire le film. Comme il m'a répondu que non, je me suis proposé et nous avons commencé à travailler dessus. Et ce fût un voyage émouvant, intéressant et dingue. Sans doute l'un des plus fous de toute ma vie. C'était très bizarre aussi, car nous avons beaucoup répété ces longues prises qui nécessitaient une préparation très précise.
Et nous vivions un hiver très étrange en Russie, sans aucune neige, ce qui fait que nous avons dû recouvrir tout le plateau et les décors de fausse neige. Dans la mesure où le monde de Petrov est très artificiel, nous l'avons créé comme si nous faisions Game of Thrones. En donnant naissance à tout un univers complètement dingue. C'était une tâche très intéressante.
Vous avez mentionné ces longs plans que l'on retrouve dans le film : est-ce qu'ils vous facilitent la tâche lorsque vous êtes en salle de montage, ou est-ce qu'ils rendent la post-production plus complexe ?
Je préfère les longues prises parce qu'elles expriment le mieux le temps, cette idée du temps dans un film. Le découpage permet de tricher sur le temps, et moi je préfère montrer comment le temps s'écoule à l'image. C'est pourquoi j'ai poussé pour que l'on prépare et que l'on créé ces plans très compliqués.
Il y en a quelques-uns dans La Fièvre de Petrov, et c'est très utile pour exprimer certaines choses dans l'histoire. Et cela ressemblait toujours à un travail d'équipe, car cela nécessitait d'énormes efforts de la part de tout le monde.
Dans le film, Petrov est perdu entre le rêve et la réalité. Diriez-vous qu'il vous représente plus en tant que réalisateur ou spectateur ? Ou les deux ?
J'espère qu'il me représente bien. Et vous également (rires)
Pour quelle raison ?
Parce que nous sommes tous coincés entre nos rêves et la réalité. Entre la naissance et la mort, le passé et le présent. Toujours dans un entre-deux. Et au moment du Nouvel An, quand l'année touche à sa fin et que la suivante débute, il y a également un vide entre les deux. Mais j'aime que cet entre-deux soit un problème, une question pour l'art.
Dans ce film comme dans "Leto", de grandes choses se passent lorsqu'il y a de la musique à l'écran. Arrivez-vous à trouver la musicalité de vos films dans trop de difficultés ?
Vous avez raison et j'aime cette question, car vous avez remarqué que la musique est très importante pour moi. Je commence d'ailleurs toujours par elle et, parfois, je ne peux pas préparer les prises et je ne peux pas me préparer et je n'arrive pas à comprendre comment tourner la scène si je n'ai pas de musique ou de référence musicale en tête.
Pour l'instant, je suis probablement plus sonore que visuel, et le son m'aide à créer l'image. J'ai besoin de pouvoir entendre la musique ou le son d'un film, et c'est pourquoi je commence toujours par faire une bande-son.
Le son m'aide à créer l'image
J'ai lu que vous aviez déclaré qu'un film se tournait tout seul. Qu'entendez-vous par-là ?
Un film choisit toujours ses acteurs. Un film prend toujours les meilleurs lieux. Je suis bouddhiste et je crois, en quelque sorte, au destin. Notre vie flotte comme il est prévu qu'elle flotte, et il en va de même pour un film. Un film est une vie en soi, et je suis persuadé qu'il prend ce dont il a besoin dans la réalité, dans la situation qui l'entoure. Et il est très important d'avoir l'expérience et les compétences nécessaires pour savoir écouter le film et comprendre ce dont il a besoin.
Que pouvez-vous nous dire sur votre prochain film, pour finir ?
Il sera question d'une jeune femme du XIXè siècle, folle d'amour et de musique.
Encore de la musique donc.
Oui, encore.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes le 13 juillet 2021
"La Fièvre de Petrov" : quand Kirill Serebrennikov était à Cannes grâce à un smartphone